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Une trame perdue entre politique et chronique sociale

Yasser Moheb, Mardi, 03 juillet 2018

Le film Karma de Khaled Youssef a fait couler beaucoup d’encre, avant et après sa sortie en salle. Tirant excessivement sur la corde de la politique, et ce, de manière très directe, l’oeuvre ne présente aucune nouveauté sur le plan artistique.

Une trame perdue entre politique et chronique sociale
Karma a voulu en faire trop, ce qui l’a fait chavirer sur le plan artistique.

Il y a des films qui suscitent des polémiques et font couler beaucoup d’encre, rien que par l’audace de leurs idées, sans que leur niveau artistique soit vraiment digne des sommets. Karma de Khaled Youssef est de ceux-là. Quelques mois après avoir autorisé le scénario du film, l’Organisme égyptien de la censure avait annoncé l’annulation de la sortie du film, peu de temps avant sa première. Pourtant, il l’avait autorisé sans aucune coupure ni restriction auparavant. D’où un débat houleux sur la liberté d’expression qui est allé bon train et a enflammé les cinéastes qui ont fait bloc. 24 heures plus tard, les pressions de part et d’autre ont abouti et le film a été ré-autorisé, sans aller plus loin dans les explications de cette tergiversation.

Controversé donc avant même sa projection, Karma, écrit, réalisé et coproduit par Khaled Youssef, est devenu du jour au lendemain un sujet de débat et de conversation. Pour ceux qui ne le connaissent pas, Karma fait référence à la loi du karma, un concept central dans de nombreuses religions indiennes, tels l’hindouisme et le bouddhisme, qui croient que chaque être est responsable de son karma (de ses actes) et que celui-ci détermine sa prochaine vie. Le concept idéologique et spirituel est depuis peu en vogue dans les oeuvres artistiques comme dans la société, mais il se mêle, dans ce film, à un contexte politique assez direct, où le cinéaste se sent toujours à l’aise.

Le film raconte l’histoire d’un jeune homme d’affaires musulman, Adham Al-Masri — joué par Amr Saad — corrompu, snobe et arriviste, qui se rend régulièrement chez son psychiatre, car il rêve constamment d’un autre personnage qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau, au prénom de Watani. Ce dernier est chrétien et marginal, vivant dans un quartier informel des plus démunis. Ce rôle est lui aussi campé par Amr Saad. Il est entouré de sa fille Karma, de sa femme Madina — jouée par Zeina — et de sa mère Narguès — interprétée par Dalal Abdel-Aziz. Il passe ses journées à fouiller l’une des vieilles mosquées désertées, à la recherche d’un trésor caché. Chacun des deux personnages, physiquement identiques, rêve de l’autre et connaît les moindres détails de sa vie.

Le psychiatre Yassine — interprété par Khaled Al-Sawi — essaie de convaincre le richissime homme d’affaires Adham qu’il souffre d’un sentiment de culpabilité à l’égard des gens pauvres du quartier, qu’il cherche à déloger pour construire l’un de ses projets colossaux.

Deux mondes en contraste

Une trame perdue entre politique et chronique sociale

On retrouve la patte du réalisateur : un usage presque fétichiste de la pellicule, une volonté de réduire au maximum l’usage des effets spéciaux pour accentuer le réalisme. Fidèle à lui-même et à sa narration, Khaled Youssef propose un va-et-vient parfois désorganisé qui se déploie dans deux espace-temps : un premier concentré sur la vie du jeune milliardaire, et le second sur le monde du jeune copte démuni et dévoré, ainsi que sa famille, par la détresse et les pressions socioéconomiques.

Le luxe et le néant, la malveillance et la bonté, deux mondes qui s’entremêlent intelligemment, malgré la domination du politique qui éteint parfois l’éclat de l’idée et du côté artistique. Du politique clair, direct et excessif, qui va jusqu’à donner des leçons de morale sans autre but que celui d’exprimer les convictions et l’idéologie de Khaled Youssef lui-même, également député au parlement égyptien et qui ne cache pas son appartenance au courant nassériste.

Youssef cherche ainsi sans cesse à se déclarer gardien du grand écran. Il est très présent dans son film et a même inséré ses photos dans deux ou trois scènes. On le voit même au sein du parlement, sous le label « députés de l’opposition », comme s’il voulait flirter avec les cinéphiles engagés qui partagent sa manière de voir et de penser.

Karma apparaît ainsi comme une fantaisie sociopolitique, un procès certes fictif et parfois caricatural, mais sans doute pas si éloigné de la réalité. Le film ne cesse d’osciller entre la politique, la chronique sociale et l’humour dramatique. Ce n’est pas tant la sensibilité entre humour et grand sujet qui gêne, mais l’incursion d’émotions forcées et de slogans et d’idées politiques — tirés parfois par les cheveux — dans toutes les parties du film. De quoi affecter la belle dimension humaine et dramatique, même si les intentions du réalisateur sont bonnes.

Comme dans chacun de ses films, Khaled Youssef parie sur les éléments qu’il a assimilés à force de travailler avec son maître, Youssef Chahine. Mais ce n’est pas gagné. L’oeuvre reste beaucoup plus terne que l’originalité « chahinienne ».

Idéalisme creux

La seconde partie du film, où les deux personnages échangent leurs mondes et leurs rôles suite à un accident, s’avère très didactique. Le souffle naturaliste cède devant un idéalisme politico-social un peu creux. En un mot, l’adjectif à même de définir le mieux Karma est celui « d’approximatif », car le film est toujours dans l’hésitation, promettant des choses et coupant subitement l’herbe sous les pieds du spectateur.

L’un des points forts de Karma est le casting. Khaled Youssef a très bien choisi son équipe, favorisant toujours ses comédiens fétiches, en leur ajoutant quelques nouveaux noms, capables de passer vite de l’émotion au rire et vice-versa. Amr Saad est le premier vainqueur de cette expérience, jouant deux personnages paradoxaux. Zeina, Ghada Abdel-Razeq, Ihab Fahmi, Wafaa Amer, la nouvelle jeune actrice Sarah Al-Tonsi, et même Dalal Abdel-Aziz ont tous bien joué leurs rôles. La musique, signée Yéhia Al-Mougui, et le mixage sonore sont parfaitement exécutés. Dans un film à la narration volontairement décousue, le son est la seule continuité, un repère important pour le spectateur.

Bref, difficile de savoir quoi penser de ce film, qui commence comme une chronique sociale contemporaine, se poursuit comme un drame politique, puis tourne à la farce et enfin se termine sur un refus du fanatisme et de toute discrimination sur une base religieuse. Si l’oeuvre peine à trouver le ton juste sur la durée, il est vraiment très difficile de ne pas être touché, par moments, par l’humanité des personnages, la justesse d’une scène ou le caractère éclairant d’une situation. On navigue donc des quasi-larmes aux quasi-rires, jusqu’au dénouement touchant et amusant, à défaut d’être bouleversant.

Tout le reste s’égare entre messages intéressants, mais exprimés souvent avec lourdeur. Ainsi, le film avait un grand potentiel de surprise, mais à vouloir trop en faire, il s’est éparpillé.

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