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Voisins pour le meilleur et pour le pire

Dina Heshmat, Lundi, 29 février 2016

Des villas abandonnées aux toits de bawabine en passant par le jardin de l’ambassade américaine, le film de Tahani Rached, Giran, navi­gue entre l’âge d’or de Garden City et son présent difficile. Un récit original sur un quartier et son histoire, sans nostalgie ni clichés.

Voisins pour le meilleur et pour le pire
Le peintre Adel Al-Siwi, souvenirs de son école et de l’ère Nasser.

Le cinéma Zawya a fait salle comble pour la pro­jection spéciale du documentaire de Tahani Rached, Giran (voisins, 2009), la semaine dernière. L’ambiance était badine en début de soirée, et des éclats de rire fusaient lorsque la première interlocu­trice de la documentaliste, Aliya Rached, filmée dans sa superbe villa, lui confiait qu’elle était fière d’avoir elle-même choisi son mari, un militaire de trente ans son aîné, proche de Hosni Moubarak « à qui elle vouait une admiration sans bornes ». Revenus sur les lieux de leur enfance, ces femmes et ces hommes se remémorent un âge d’or à jamais révolu. Les balades en robe courte dans les rues calmes et vides, les « par­ties » de Cham Al-Nessim dans de magnifiques patios verdoyants, les stars de l’époque qu’on appelait par leur prénom : « Omar et Faten » venus tourner un énième film autour de la piscine de la villa. A ces interviews sur des lieux pour beaucoup abandonnés, Rached juxtapose des extraits de films en noir et blanc tournés sur place, qui tranchent sur le délabrement des lieux, qui provoque l’amertume des anciens propriétaires. Une dame s’agace des changements survenus dans sa demeure pen­dant une absence qui a duré plus de quatre décennies : « Yaaii, toutes ces dorures, ce n’est pas moi bien sûr » (nouveaux éclats de rire tendrement moqueurs dans la salle). Au-delà des remarques qui peuvent sembler caricaturales, Rached a obtenu de ces familles des témoignages précis et vivants sur les mesures socialistes d’après 1952. Moustapha Seragueddine raconte ainsi la séquestration à domicile de son père. Selim Sednaoui, après avoir promené la documentaliste dans sa chambre d’enfant, tout en lui racontant les gouvernantes anglaises et françaises et sa mère, une femme élégante et stricte, livre un précieux témoignage, détaillé et féroce, sur l’expropria­tion de son père et de ses oncles, décrivant la nonchalance de l’officier installé dans le bureau de son père.

L’époque Nasser
Au fil des rencontres, alors que le film semble ne pas vouloir s’arracher aux méandres fascinants des palais à la peinture défraîchie, la perspective s’élargit et de nouveaux plans appa­raissent : des sombres intérieurs somptueux, Rached passe aux terrasses lumineuses, lieu de vie des bawabine du quartier. L’un d’eux, venu d’Esna, remercie Nasser « qui a pris aux riches pour donner aux pauvres » et lui a permis de scolariser tous ses enfants. Ses fils, l’un médecin en Allemagne, l’autre avocat qui a son cabinet dans la rue même, personnifient les acquis des politiques nassériennes, une réponse en chair et en os au désarroi des anciens souverains des lieux. Mais les critiques de Nasser ne viennent pas seulement des bourgeois désargentés. Le peintre Adel Al-Siwi, interviewé dans la cour de son école, où trône encore une statue de Nasser, ironise sur son absurde cravate. Il évoque brièvement un drame familial, tristement actuel : la disparition d’un frère aîné opposant en 1966 réapparu un mois après la défaite de 1967, bouleversé par son passage dans les geôles du régime. Sa parole est celle d’intellectuels de gauche partagés entre leur reconnaissance des avancées du régime nassérien et leurs combats contre ses terribles zones d’ombre. Le film se ter­mine sur une figure d’un optimiste inébranlable, l’écrivain communiste Mahmoud Amin Al-Alem qui, malgré ses multiples années de bagne sous Nasser, garde une photo du président dans sa biblio­thèque et résiste dans l’humour au voisinage de l’ambassade américaine : « Attention, si vous regar­dez de trop près, ils vont vous tirer dessus ! ».

Car tous déplorent la présence mortifère de l’ambassade dont les barrières de sécurité ont transformé Garden City en ghetto silencieux, où mêmes les piétons ne s’aventurent plus, et qui ont conduit plusieurs commerçants au suicide. Rached filme les jardins de l’ambassade et rencontre l’ambassadeur britannique, qui l’introduit dans la salle où se réunissait Churchill en pleine Seconde Guerre mondiale. Mais les diplomates ont la langue de bois tenace et leur parole est la moins intéressante du film. Elle n’égale en rien la sincérité, la lucidité des anciens habitants des palais que Tahani Rached a réussi à faire parler. Tout en échap­pant au piège du récit nostalgique, son film fait justice aux souffrances individuelles et aux souvenirs des uns et des autres, qu’ils soient tragiques ou frivoles. C’est ainsi qu’il rend vie à Garden City, un quartier qui s’avère ne pas seulement être le haut lieu de « l’ennui bourgeois », selon le mot de l’un des interviewés .

La réalisatrice
Née en Egypte en 1947, Tahani Rached a fait des études de cinéma au Canada. Elle est l’auteure de plusieurs docu­mentaires sur l’Egypte, notamment Arbaa Nissaa min Masr (Quatre femmes d’Egypte, 1997), Al-Banat Doul, (ces filles-là, 2005). Après le succès de Giran (voisins), le cinéma Zawya l’a projeté une seconde fois la semaine dernière et organise le 13 mars une projection de Ces Filles-là.

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