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Swing sur le Nil

Najet Belhatem, Lundi, 12 octobre 2015

La scène égyptienne du jazz est riche en performances et a ses grands noms. Pourtant, cette musique peine à se faire une place malgré un certain engouement ces dernières années. Retour sur les origines du jazz égyptien à l’occasion de la 7e édition du Cairo Jazz Festival.

Swing sur le Nil
Le Cairo Jazz Band de Salah Ragab.

Le jazz, musique de la liberté, a cette particularité de prendre toujours des détours singuliers dans son passage au travers des cultures. En Egypte, il n’a pas fait exception. Celui qui est considéré comme le père du jazz égyptien est Salah Ragab (1936-2008), commandant en chef dans l’armée égyptienne. Il était à la tête du dépar­tement de la musique militaire à Héliopolis, qui réunissait à l’époque, comme le dit le Jazzman bassiste Amer Barakat, « les meilleurs musiciens de l’Egypte », comme Zaki Osman (trompette) Alaa Moustapha (piano) ou le célé­brissime Ali Ismaïl. Salah Ragab était percus­sionniste. Nous sommes dans les années 1960. Salah Ragab rencontre le jazzman américain Osman Karim, connu sous le nom de scène Max X Spears, un Américain résidant au Caire avec lequel il étudie le jazz et l’improvisation. En 1968, Ragab fonde le Cairo Jazz Band avec l’aide de Hartmut Geerken, un musicien alle­mand travaillant pour l’institut Goethe et pas­sionné de Jazz et Edu Vizvari, un bassiste tchèque.

« Mais les racines remontent à la Deuxième Guerre mondiale, lorsque beaucoup de musi­ciens européens fuyant la guerre sont venus s’installer en Egypte. Alexandrie, la ville cos­mopolite à l’époque, a ainsi été le centre d’une grande effervescence musicale, dont le jazz. Et beaucoup de musiciens égyptiens en ont été imprégnés, mais il n’y a pas d’enregistrements de l’époque », souligne le pianiste compositeur Amr Saleh, fondateur en 2009 du Cairo Jazz Festival.

Swing sur le Nil

Le Cairo Jazz Band de Salah Ragab, formé de 25 musiciens issus de la troupe de musique militaire, se produit la première fois au Ewart Memorial Hall de l’Université américaine du Caire. « A l’époque, la situation était difficile pour les jazzmen, le jazz c’était un cercle très réduit, et Salah Ragab n’avait pas beaucoup l’opportunité de jouer en public, sauf dans les ambassades. Mais sa rencontre avec Sun Ra a été une grande étape », note le bassiste Amer Barakat, l’un des grands noms de la scène de Jazz égyptienne qui a collaboré avec Ragab. Sun Ra, l’emblématique et mystique jazzman américain, célèbre pour ses improvisations, a rencontré Salah Ragab lors d’un concert au Caire. Une collaboration entre les deux hommes est née avec une série de concerts en 1984 à travers le monde avec le Sun Ra-arkestra et un album commun.

La musique de Salah Ragab, qu’on peut écouter sur YouTube et Deezer, est basée sur une grande section cuivre, piano, basse, batte­rie et percussion, mais également de nombreux instruments orientaux. Son superbe morceau, notamment Ramadan in space time, en est une illustration et dévoile la belle performance du Cairo Jazz Band.

Là sans être là
Pourtant, le jazz n’a pas pris de l’élan sur les bords du Nil pour autant. « Le jazz dans le monde entier est un art qui a une nature particulière. Je ne veux pas dire par là qu’il est éli­tiste, mais ce n’est pas un genre musi­cal de grande popularité. Et il en est de même en Egypte. Je dis toujours que le jazz est d’abord une réflexion et pas seulement de la musique. C’est un genre qui traverse les frontières grâce à sa marge de liberté dans le jeu. Vous écoutez du jazz en Inde avec des senteurs indiennes, et en Egypte avec des senteurs orientales. C’est une musique qui absorbe les diffé­rentes cultures. Moi, je veux que les gens écoutent du jazz pour réfléchir. Le jazz aide à casser les stéréo­types », lance Amr Salah, et c’est dans cet esprit qu’il a eu l’idée de créer le Cairo Jazz Festival. « C’est une musique qui offre un large espace à la liberté et à la créati­vité. Et les meilleurs musiciens en Egypte appartenaient aux jazz », rétorque Amer Barakat.

C’est comme si dans son histoire en Egypte le jazz a toujours été là, sans être vraiment là. C’est avec Yéhia Khalil que ce genre musical prend ses assises. « Avant lui, le jazz n’avait pas de popularité. Après son retour des Etats-Unis, il jouait des morceaux modernes. Il nous approvisionnait en vidéos qu’on regardait et écoutait. C’était pour nous une aubaine. Nous n’avions pas l’occasion à l’époque de suivre de près ce qui se faisait ailleurs. Pour les jeunes actuellement, c’est beaucoup plus simple avec Internet. Il a fondé un groupe de jazz, et la plupart des jazzmen d’aujourd’hui y ont fait partie », raconte Amer Barakat qui, après avoir fait des études en commerce, a choisi de se consacrer à la musique et au jazz notamment. « Cela fait 40 ans que je joue. Le jazz pour moi a cette valeur de liberté qui me réjouit, même si je joue d’autres genres avec plaisir comme mes participations aux concerts de Omar Khaïrat ». Et d’ajouter : « Après sa collaboration avec le célèbre chanteur Mohamad Mounir dans l’album Chababik, sa notoriété s’est solidifiée, et cela l’a aidé à promouvoir le jazz, notamment grâce à des concerts à l’Opéra du Caire et à l’émission de télévision qu’il animait Le Monde du Jazz à la télévision égyptienne ».

Enfin un festival
En 2009, Amr Salah, qui a travaillé avec Salah Ragab et Yéhia Khalil, tente de gagner un peu de terrain en faveur du Jazz, en lançant la première édition du Cairo Jazz Festival. « La troupe Iftikassat que j’ai fondée en 2002, et qui a à son répertoire plusieurs genres musicaux, dont le rock et le jazz, a eu la chance de faire beaucoup de tournées internationales. Et c’est en Serbie lors du Festival de Jazz de Nisville et en suivant de près son directeur si actif, que j’ai eu l’idée de lancer un festival au Caire. De retour, j’ai contacté deux jazzmen, Ahmad Harfouch et Samer Georges, et nous avons lancé l’aventure avec seulement 7 000 L.E. en poche à Saqiet Al-Sawi. Cela a marché, et puis, le festival a continué son parcours. Les ambas­sades au Caire s’y sont intéressées, et elles nous aident en sponsorisant les orchestres de leur pays », dit Amr Salah. Le financement du festival n’est pas évident d’autant plus qu’il ne bénéficie d’aucune aide de l’Etat. « Pour l’Etat, la culture est son monopole. Le ministère du Tourisme nous offrait une petite subvention qu’il a diminuée de moitié cette année. La musique et l’art en général sont un domaine diffi­cile financièrement. Les institutions culturelles ont du mal à survivre d’au­tant plus que vient s’ajouter le manque de stabilité ». Après un temps de pause, il ajoute : « Les gouvernements savent que s’ils investissent dans la culture, il n’y aurait plus de guerre. L’art rapproche les cultures. Durant l’actuelle édition, un orchestre danois va jouer un morceau intitulé La Route vers Damas, inspiré des poèmes de Nizar Qabbani et composé par le chef d’orchestre. Il sera accompagné par le luthiste Nassir Chamma, qui est musicien traditionnel de musique arabe ; il ne jouera pas du Jazz, mais s’intégrera dans la composition. Une autre performance réunit des musi­ciens du Venezuela, de l’Egypte et de l’Australie. On verra ce que cela va donner ».

Le jazz s’incruste tant bien que mal dans le paysage égyptien. Mais Amer Barakat est opti­miste. « Il y a de plus en plus de place pour jouer du jazz. Il y a l’idée des jazz café qui commence à émerger, l’Opéra ouvre de plus en plus ses portes, il y a plusieurs groupes de jeunes qui font du bon travail. Pendant et après la révolution, plusieurs projets ont émergé, les jeunes veulent écouter du nouveau du non-sté­réotypé. Et je me demande, vu la situation du pays, comment ce nombre important de jeunes s’intéressent de plus en plus à jouer de la musique. Il y a beaucoup de musiciens promet­teur », remarque-t-il.

Début d’engouement

Swing sur le Nil
Rac had Fahim, une icône du Jazz en Egypte.

Le célèbre pianiste Rachad Fahim, qui a rompu sa carrière de diplomate pour se consa­crer au jazz, le confirme : « Je donne des cours privés de jazz, et je remarque qu’il y a de plus en plus d’engouement pour cette musique. J’ai une liste d’attente de 44 personnes ». Mais lui, il considère que les scènes sont encore peu nombreuses à accueillir du jazz. « Même le Cairo Jazz Club ne programme le jazz qu’une fois par semaine. Personnellement, si je trouve des lieux où jouer, je suis prêt à leur faire sans contrepartie ». Puritain dans son rapport au jazz, Rachad Fahim pose un oeil réprobateur sur le jazz oriental en vogue en Egypte : « Rien ne s’appelle le jazz oriental. Je ne crois pas que cela donnera quelque chose d’unique. Ceux qui en font la promotion le nourrissent de notes orientales pour ne pas affronter la concurrence mondiale. Il y a désormais une multitude de musiciens de jazz à travers le monde et nous devons être à la hauteur. De jeunes Jazzmen égyptiens ont réussi cependant à se frayer un chemin sur la scène mondiale comme le pianiste Ossam Ezzeddine qui se produit aux Etats-Unis. Pour jouer du jazz oriental, il faut que je joue du jazz comme il se doit. Sinon, c’est de la foutaise ». Pourtant, l’expérience de Fathi Salama est notoire dans le registre égyptien, « ce qu’il a fait dans le domaine du jazz est d’une grande valeur parce que c’est un jazzman chevronné. Il ne l’a pas fait par facilité ».

Amr Salah note que l’expérience de Fathi Salama aurait pu prendre plus d’envergure si elle avait été bien soutenue au niveau de la production commerciale. « Mais à cause de sa nature particulière et de son éloignement des stéréotypes, elle a été freinée dans son élan ». Les freins sont multiples sur le parcours des jazzmen égyptiens, dont notamment la pro­duction de leurs albums. « Souvent, les albums sont produits par leurs propres moyens, ou grâce à des aides de fondations internatio­nales », commente Ahmad Nazmi, guitariste. A 33 ans, il appartient à la jeune génération et lui aussi a tenté de lancer un festival, de « Artbeat Festival », qui a tenu deux éditions, en 2010 et 2012, et qui s'est arrêté pour manque de financement. Il déplore que le Cairo Jazz Festival « délaisse les jazzmen égyptiens, d'autant plus que nous n'avons pas beaucoup de lieux où jouer notre musique. Ce n'est pas juste ». Il fait également remarquer que les choses sont devenues encore plus dures après la révolution. « La tendance est à la chanson et non à l'instrument. Pourquoi continuer donc s'il n'y a pas de public ? », dit-il.

Le jazz fait ainsi son chemin tant bien que mal sur les rives du Nil. L’Opéra du Caire pro­pose quelques concerts durant sa saison, et des scènes s’ouvrent face aux musiciens de temps en temps. La dernière en date est celle d’un restaurant, dans le centre-ville, qui a décidé d’offrir à ses clients du jazz et du blues en live.

Pour le programme détaillé, voir page Calendrier

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