La campagne de l’élection présidentielle aux Etats-Unis, prévue le 6 novembre, est largement éclipsée en Egypte. La transition chaotique et le débat intense autour de la Constitution et d’autres sujets politiques controversés ont pris le dessus sur les questions de politique étrangère, dont la course à la Maison Blanche. Pourtant, les Etats-Unis restent le principal pourvoyeur de fonds de l’Egypte, avec 1,3 milliard de dollars d’aide militaire et 250 millions d’assistance économique chaque année. Mais c’est l’avenir des rapports politiques et stratégiques entre les deux pays, alliés depuis le milieu des années 1970, sous les présidents Anouar Al-Sadate, puis Hosni Moubarak, qui fait aujourd’hui débat. Alors que le nouveau président Mohamad Morsi, issu des Frères musulmans, se contente de parler en termes généraux de la nécessité de traiter d’égal à égal avec les Etats-Unis et de fonder les relations bilatérales sur le respect mutuel et les intérêts réciproques, sa politique extérieure cherche à rééquilibrer la politique extérieure de l’Egypte et à diversifier ses sources d’aide et de financement, en vue de réduire la trop forte dépendance des Etats-Unis.
Les Etats-Unis se trouvent eux aussi confrontés à des choix cruciaux sur la politique à suivre à l’égard de l’accession des Frères musulmans au pouvoir en Egypte. Le dernier débat, axé sur la politique étrangère entre le président sortant Barack Obama et le candidat républicain Mitt Romney, tenu le 22 octobre, a montré les divergences, mais aussi les ressemblances entre les deux hommes, qui s’accordent globalement sur les objectifs de la politique américaine vis-à-vis de l’Egypte, à savoir le respect du traité de paix avec Israël, la contribution à la sécurité des Etats-Unis à travers la lutte contre le terrorisme islamique et la protection de leurs intérêts stratégiques et économiques dans la région, ou du moins s’abstenir d’y porter préjudice. Une autre série d’intérêts défendus par les deux candidats concerne la défense de la démocratie, le respect des droits de l’homme, l’égalité homme/femme, les libertés d’expression et de culte, etc. L’action passée de Washington a montré que, malgré le discours officiel, ces intérêts étaient moins pressants et contraignants. Bref, moins importants pour les Etats-Unis, on se souvient de la grave crise intervenue au début de l’année sur le financement américain des activités politiques d’associations de la société civile, dont étaient impliquées certaines ONG américaines. La crise était finalement réglée, malgré le fracas médiatique, « à l’amiable », en expulsant le personnel américain impliqué et en arrêtant le financement illicite, sans affecter le cours normal des rapports entre les deux pays.
Les deux candidats à la présidentielle s’accordent également à vouloir utiliser l’aide économique et militaire comme un outil de politique étrangère pour faire avancer les objectifs des Etats-Unis. Mais si Obama est plus enclin à poursuivre une politique incitative, usant de la « carotte » de l’aide pour obtenir les résultats désirés, Romney semble favoriser le « bâton » et l’usage de la force militaire. Une méthode qui rappelle celle de l’ancien président George W. Bush. Certes, les différences entre les deux prétendants ne se limitent pas au style, Romney est, par exemple, pour des liens plus étroits avec Israël, alors qu’Obama s’est abstenu de mettre les pieds dans ce pays depuis son élection en novembre 2008. Il a cependant échoué à le faire bouger d’un iota pour régler le conflit du Proche-Orient et pour accepter l’établissement d’un Etat palestinien indépendant. Un motif d’amertume pour les opinions publiques arabes qui, malgré leurs espoirs déçus dans un président qui avait promis en juin 2009 un « nouveau départ » avec les peuples musulmans, le préfèrent à celui qui leur fait rappeler les pires souvenirs de l’invasion militaire de l’Iraq et de l’Afghanistan.
Pour le moment, et sans anticiper les résultats des présidentielles américaines qui s’annoncent serrés, la politique des Etats-Unis vis-à-vis de l’Egypte post-révolution reste marquée par le réalisme politique, en dépit des inquiétudes et des appréhensions envers les intentions des Frères musulmans et l’avenir incertain de la transition démocratique. Le but étant de garder l’Egypte dans le giron américain. L’administration Obama a ainsi décidé d’effacer 1 milliard de dollars, sur un total de 3,2 milliards, de la dette contractée par l’Egypte auprès de Washington et de lui accorder un milliard supplémentaire, afin d’aider son économie, saignée à blanc par les troubles politiques et sociaux et le ralentissement économique qui ont suivi le soulèvement du 25 janvier 2011. Cette décision remonte à mai 2011, avant les victoires électorales des islamistes aux législatives et à la présidentielle. Washington a décidé de l’activer début septembre, après l’élection présidentielle en Egypte, en juin. Elle a dépêché à cet effet, le 8 septembre, la plus large délégation commerciale jamais envoyée par les Etats-Unis dans un pays arabe, composée de plus de 100 dirigeants de 54 grandes sociétés américaines ainsi que de responsables gouvernementaux, chargés d’examiner les secteurs prioritaires pour des investissements américains. Dans le même esprit, l’administration Obama soutient la requête égyptienne d’un prêt de 4,8 milliards de dollars auprès du Fonds Monétaire International (FMI). Elle propose une assistance de 375 millions de dollars aux sociétés américaines qui seraient disposées à investir en Egypte.
Cette politique américaine d’aide au nouveau gouvernement égyptien ne va pas sans soulever une forte opposition de la part du Parti républicain, sur fond de bataille électorale présidentielle, Romney accusant Obama d’être trop conciliant envers les Frères musulmans en Egypte et les islamistes qui ont accédé au pouvoir dans les pays du Printemps arabe en général. Il promet à la place de rendre plus difficile l’octroi de l’aide économique aux gouvernements islamistes en cas de son élection. C’est dans ce contexte que Kay Granger, présidente républicaine de la sous-commission des crédits et des opérations extérieures à la Chambre des députés, où le Parti républicain détient la majorité, a décidé le 29 septembre de bloquer une première tranche, réclamée par l’administration Obama, de 450 millions de dollars d’assistance économique à l’Egypte, qui fait partie de la somme promise de 1 milliard de dollars dédiés par les Etats-Unis aux infrastructures et à la création d’emplois par le secteur privé. Cette première tranche était également destinée à soutenir la demande égyptienne d’un crédit auprès du FMI. Washington avait promis d’accorder une deuxième tranche de 260 millions de dollars, une fois l’accord conclu avec le Fonds, vers la fin de l’année. Mme Granger a justifié sa décision de suspendre le déboursement des 450 millions de dollars par les manquements du gouvernement égyptien à respecter « le traité de paix avec Israël » et « la protection de la liberté de culte ». Le lobby pro-israélien au Congrès semble avoir beaucoup compté dans la décision de Mme Granger, qui avait déjà parrainé plusieurs résolutions défendant les intérêts d’Israël, comme celle demandant à l’Autorité palestinienne de cesser ses efforts pour la reconnaissance d’un Etat palestinien au sein des Nations-Unies et d’autres forums mondiaux.
Les soulèvements populaires dans plusieurs pays arabes et la conséquente montée en puissance des formations islamistes, dont les représentants sont aujourd’hui au pouvoir en Egypte et en Tunisie, ont fait dire à beaucoup d’observateurs que le Printemps arabe allait sonner le glas de la domination américaine sur le Moyen-Orient. Les responsables américains, qui suivent avec anxiété les évolutions dans la région, en sont conscients. Ils tentent de conjurer le mauvais sort et de sauver un investissement politique et économique qui remonte à plusieurs décennies par un pragmatisme politique qui les incite à traiter avec les nouveaux dirigeants islamistes en Egypte, comme en Tunisie, en usant de la « carotte » de l’aide multiforme dont ils proposent aux nouvelles autorités. Autant que ces dernières ont besoin de l’assistance qu’offrent les Américains, ceux-ci ont besoin de la coopération des premières pour défendre les intérêts stratégiques, politiques et économiques des Etats-Unis dans la région. Un rapport qui, même s’il est asymétrique entre deux parties de puissance inégale, est à double sens, dont la définition et le contenu nouveaux doivent faire l’objet d’accord entre les parties concernées.
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