L’évaluation faite par Ann Paterson, sous-secrétaire d’Etat américain pour les affaires du Proche-Orient, de la visite du maréchal Abdel-Fattah Al-Sissi en Russie est très révélatrice. En effet, ses commentaires dévoilent de nombreux secrets de la relation entre Le Caire et Washington, en particulier du point de vue américain. Le plus important est que ces commentaires montrent comment fonctionne la réflexion stratégique américaine en ce qui concerne ce qu’on appelle l’alliance avec l’Egypte. Paterson dit : « A mon avis, ce qui est appelé réussite de la Russie en Egypte est exagéré. Nous avons des relations très solides et très anciennes avec l’Egypte au niveau militaire. Il reste quelques armes russes et il y a eu quelques visites de responsables russes, mais je ne pense pas que cela signifie que la Russie peut nous concurrencer au niveau des relations militaires avec l’Egypte ».
Les déclarations d’Ann Paterson signifient que Washington n’est pas prêt à accepter un transfert stratégique de sa relation avec l’Egypte, que ce soit au bénéfice de la Russie ou de toute autre partie. La question est donc critique puisque cela signifie que la tension ou le différend existant actuellement dans les relations entre Le Caire et Washington à cause de l’insistance américaine à imposer les Frères musulmans sur la scène politique en Egypte, est du point de vue américain passager. Par conséquent, Washington fera tout pour sauvegarder ses intérêts et son alliance stratégique avec l’Egypte, comme sous l’ère Moubarak ou du moins comme pendant le court mandat des Frères musulmans. Et si l’un des deux côtés est appelé à faire des concessions ou à s’adapter aux changements, c’est aux Egyptiens de le faire pour redevenir un partenaire stratégique des Etats-Unis selon le contexte préalablement déterminé par le général Anthony Zinni, ancien commandant du United States Central Command. Celui-ci a avancé : « Nos aides militaires à l’Egypte ne sont pas un cadeau, elles sont pour nous des avantages énormes et ne se limitent pas à sauvegarder les accords de paix égypto-israéliens. Après Camp David, l’armée égyptienne s’est engagée à faire valoir l’exemple américain. C’était une grande décision parce que ceci signifiait une énorme transformation des concepts et des convictions militaires et dans les équipements. Avec nos opérations militaires dans la région, nous ne pouvons pas sans l’Egypte atteindre les sites stratégiques les plus importants. Et sans le Canal de Suez, le droit de survoler l’Egypte et les facilités grâce à une base à l’ouest du Caire, nous ne pouvons pas faire bouger ou renforcer les forces d’intervention et d’urgence. Les manoeuvres Bright Star nous ont procuré, ainsi qu’aux Européens, un espace énorme d’entraînement alors qu’il aurait été difficile de l’obtenir ailleurs dans d’autres régions ».
C’est ainsi que les Américains regardent l’Egypte. Ils sont parfaitement convaincus que l’Egypte, qui a accepté une telle relation, ne pourra jamais être un Etat indépendant. Et pour rester un Etat dépendant, il fallait lui imposer toutes les conditions américaines considérées comme étant les assises principales de la dépendance depuis 1976, pour obtenir en contrepartie une soi-disant prospérité avec les aides américaines.
La première condition américaine pour obtenir cette prospérité était la paix avec Israël. Une paix aux conditions israéliennes, qui sont : transformer l’Egypte en un Etat fragile incapable de faire à nouveau la guerre à Israël. Et aussi s’isoler au niveau arabe, liquider le secteur public afin de détruire l’économie égyptienne pour priver l’armée d’une solide base arrière qui pourrait l’aider à s’engager dans une guerre à un moment où ce choix deviendrait inéluctable pour protéger le pays. De plus, le plan américain s’est basé sur 3 fondements pour garantir la dépendance égyptienne : la couche qui gouverne, celle des hommes affaires qui ont réussi à usurper le secteur public et à s’accaparer de la plus grande partie de l’aide américaine, et les élites médiatiques et politiques. Tout cela a été appelé par Avi Dichter, ex-président du Shabak (service de sécurité intérieure), en 2008 : « Les partenaires d’Israël parmi les hommes d’affaires et les amis d’Israël dans les médias égyptiens ».
Avant tout cela, il fallait chasser l’Union soviétique de l’Egypte pour que celle-ci passe de l’armement soviétique à l’armement américain. Ce transfert a garanti à Washington deux intérêts importants. Une dépendance militaire égyptienne de Washington qui place la décision militaire égyptienne sous l’emprise de l’américaine. Puis la domination des capacités militaires de l’armée égyptienne afin qu’elle n’obtienne aucune victoire dans une guerre probable contre Israël.
C’est ainsi que les Américains ont mis la main sur l’Egypte et qu’ils parient sur la continuité de sa dépendance. Ils n’accordent pas grand intérêt aux dangers qui pourraient survenir par les visites des responsables militaires et politiques égyptiens à Moscou. Ils estiment que la Russie n’a aucune chance en Egypte.
D’où la question : l’Egypte est-elle capable de réfuter les paris et les convictions américains en particulier ceux de Paterson ? L’Egypte a-t-elle réussi à se débarrasser de sa dépendance des Américains et à retrouver sa liberté de décision nationale après le renversement des régimes Moubarak et Frères musulmans ?
La feuille de route ne pourra survivre sans dépendance nationale nécessaire à la gestion des prochaines étapes. En particulier la gestion de notre politique étrangère et la révision des alliances régionales et internationales afin de les baser sur un équilibre d’intérêts et non sur un principe de dépendance.
Pour aboutir à cet objectif, il faut réaliser certaines conditions dont la plus importante est la liquidation de toutes les raisons de la dépendance américaine, surtout chez ceux qui gouvernent, puis chez les hommes d’affaires et dans les médias .
Lien court: