La
décision de l’Administration américaine, annoncée le 9 octobre, de suspendre une partie de l’aide militaire annuelle accordée à l’Egypte a provoqué la colère du gouvernement égyptien, qui s’est dit «
étonné » de la mesure prise par Washington à son encontre. Il s’agit de la suspension de livraison de certains systèmes militaires, chasseurs
F-16, chars
M-1 Abrams, missiles antinavire
Harpoon, hélicoptères de chasse
Apache, ainsi que du gel de 260 millions de dollars.
L’ire du Caire est compréhensible dans la mesure où la décision américaine — au-delà de l’importance de la somme et des équipements concernés par la suspension — envoie un mauvais signal aussi bien à la scène intérieure qu’à la communauté internationale. Sur le front interne, elle risque de revigorer les partisans des Frères musulmans et du président destitué Mohamad Morsi et les encourager à poursuivre leurs protestations contre le gouvernement intérimaire et l’armée, mettant davantage à mal l’effort du Caire pour retrouver une situation normale, à même de relancer l’économie, saignée à blanc depuis la chute de Moubarak en février 2011.
Sur la scène internationale, la décision du principal allié du Caire renforce les craintes des partenaires économiques de l’Egypte, dont l’Union européenne, car elle souligne que le pays prend une mauvaise direction en matière de démocratie et de respect des droits de l’homme, une situation de nature à prolonger l’état d’instabilité politique.
Malgré l’étonnement affiché par Le Caire, certains responsables égyptiens ont indiqué qu’ils s’attendaient à une telle décision américaine. A y regarder de près, la mesure américaine s’inscrit somme toute dans la droite ligne de la politique suivie par l’Administration de Barack Obama depuis la destitution de Morsi, le 3 juillet, et qui tend à tenir la barre au milieu et à emprunter une voie médiane entre, d’un côté, la préservation des intérêts stratégiques cruciaux des Etats-Unis en Egypte et, de l’autre, pour des considérations de politique intérieure, la défense des principes de démocratie et de libertés fondamentales. La suspension d’une partie de l’assistance et de la livraison de certains systèmes d’armement répond à cette dernière considération qui s’est traduite par des pressions du Congrès et d’une partie de la classe politique américaine sur l’Administration Obama pour qu’elle prenne des « sanctions » à l’encontre de l’armée en Egypte, responsable à leurs yeux de la suspension du processus démocratique entamé après la chute de Moubarak.
Mais le gel d’une partie de l’aide militaire américaine est temporaire et pourrait être levé si, selon la décision annoncée, le gouvernement égyptien accomplit un « progrès crédible envers un gouvernement civil, inclusif et démocratiquement élu, à travers des élections libres et honnêtes ». Ce qui devrait normalement avoir lieu si la feuille de route, annoncée le jour de la destitution de Morsi, est menée à son terme, bien que la question du sort des Frères musulmans pose problème.
Ce caractère temporaire de la décision américaine répond ainsi à la volonté de Washington de préserver ses intérêts à long terme en Egypte, en tête desquels la sécurité d’Israël, via le maintien du Traité de paix, le passage préférentiel par le Canal de Suez des navires de guerre américains et le survol du territoire égyptien par les avions militaires des Etats-Unis. Au-delà de ces intérêts bien connus, Washington cherche, par sa décision de geler une partie de son assistance, à pousser le gouvernement intérimaire et l’armée à inclure les Frères musulmans dans le processus de transition démocratique. Les Etats-Unis croient que la préservation de leurs intérêts stratégiques à long terme passe par un retour à la stabilité en Egypte.
Cette stabilité, pensent-ils, est irréalisable sans la réintégration de la confrérie dans le jeu politique. Or, ils voient que, malgré les promesses faites par le gouvernement intérimaire en faveur d’un processus de transition démocratique inclusif, les Frères musulmans sont durement réprimés. Alors que les autorités égyptiennes invoquent l’incitation et l’usage de la violence pour justifier leur répression de la confrérie, Washington s’emploie à pousser les deux parties antagonistes à un compromis, qui reste à trouver. Il craint que l’exclusion des Frères n’envenime la situation sécuritaire, en poussant certains d’entre eux à l’action clandestine violente, de connivence avec des éléments djihadistes.
La décision américaine, aussi temporaire soit-elle, n’est cependant pas sans risque. Au niveau officiel, des responsables ont indiqué que l’Egypte chercherait, en cas de besoin, à se procurer ses besoins en armes ailleurs, en allusion notamment à la Russie, qui serait heureuse de remettre un pied dans le marché de l’armement égyptien, après en avoir été chassée par le président Anouar Al-Sadate au milieu des années 1970. D’autres ont brandi la menace à peine voilée d’une révision des conditions d’accès privilégié des navires de guerre des Etats-Unis au Canal de Suez et de survol de leurs avions militaires au-dessus du territoire égyptien. A n’en plus douter, la décision américaine, vue comme un outil de pression et d’intervention dans les affaires intérieures de l’Egypte en faveur des Frères musulmans, alimente l’antiaméricanisme dans le pays. Depuis que les Etats-Unis ont brandi la menace de suspendre, réduire ou couper leur assistance annuelle à l’Egypte, à la suite de la dispersion violente des deux campements des Frères musulmans au Caire, le 14 août, le mouvement Tamarrod (rébellion), à l’origine de la destitution de Morsi, a lancé une campagne populaire appelant à la fin de l’aide économique et militaire américaine, perçue comme un moyen inacceptable de violation de la souveraineté nationale.
Il ne faut toutefois pas exagérer ces risques, car malgré le ressentiment de chacune des deux parties des décisions prises par l’autre partie, les responsables égyptiens, de même que leurs homologues américains, comprennent les considérations et les raisons ayant poussé l’autre camp à prendre des mesures contraires aux intérêts de leur propre pays. Plus important, les deux gouvernements actuels croient à la nécessité de maintenir des liens étroits et de surmonter les difficultés nées de la période de transition en Egypte.
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