Depuis le début du conflit, les pays arabes ont maintenu peu ou prou une difficile neutralité, la plupart n’y voyant aucun avantage à s’impliquer dans ce qu’ils considèrent comme un conflit européen dans lequel ils ont peu d’enjeux. La difficulté d’observer une telle neutralité tient au fait que les principales puissances arabes entretiennent toutes à la fois d’importants liens diplomatiques, économiques et militaires avec les deux camps adverses, la Russie d’un côté, les Etats-Unis et les pays européens, de l’autre. En conséquence, ces puissances ont résisté aux pressions des Occidentaux pour prendre position contre la Russie.
L’Arabie saoudite, qui développe un partenariat énergétique étroit avec la Russie, s’est entendue avec celle-ci pour réduire la production de pétrole en octobre 2022, malgré les pressions de l’Administration américaine pour augmenter l’offre. Cette attitude, dont le but est de maintenir élevés les prix du pétrole, a irrité Washington et les capitales européennes, qui y ont vu un soutien de facto à la Russie, exportatrice de pétrole, au détriment de l’Occident, importateur de brut. Riyad maintient également des investissements importants dans l’industrie pétrolière russe, y compris l’achat en février dernier— au moment où la guerre a éclaté— d’une participation de 500 millions de dollars dans les principales sociétés énergétiques russes, Gazprom, Lukoil et Rosneft.
Les Emirats Arabes Unis (EAU), comme l’Arabie saoudite, maintiennent des liens économiques étroits avec la Russie et se considèrent comme un intermédiaire diplomatique potentiel dans le conflit ukrainien. En novembre, Abu-Dhabi a accueilli des pourparlers secrets entre Moscou et Kiev sur un éventuel échange de prisonniers. Les Etats arabes du Golfe ont en général été réticents à accepter les sanctions occidentales contre la Russie, préférant maintenir le statu quo, bien que le Koweït, qui a subi une invasion et une tentative d’annexion par l’Iraq en 1990-1991, soit une exception notable.
La position de l’Egypte est similaire à celle de la majorité des monarchies du Golfe et elle est restée largement neutre depuis le début de la guerre. Elle a été discrète dans ses critiques de la Russie et peu disposée à se joindre à l’imposition de sanctions occidentales. Les liens politiques, économiques et militaires en plein essor du Caire avec Moscou expliquent sa position. Ils comprennent en particulier un contrat de 25 milliards de dollars pour la construction de la centrale nucléaire d’Al-Dabaa sur la Côte-Nord, la construction d’une zone industrielle russe dans la région économique du Canal de Suez, d’importants rapports commerciaux et touristiques, ainsi que des contrats d’armement. Selon les derniers chiffres publiés par l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm, la Russie est le principal fournisseur d’équipements militaires à l’Egypte entre 2017 et 2021, avec 41%, suivie de la France 21%, l’Italie 15% et l’Allemagne 11%, les Etats-Unis n’étant qu’en 5e position avec seulement 6,5%.
Précarité de la sécurité alimentaire
Sur un autre plan, la guerre Russie-Ukraine a révélé la nature précaire de la sécurité alimentaire dans le monde arabe. Avec des quantités incertaines d’exportations de céréales en provenance de Russie et d’Ukraine, de nombreux pays arabes se démènent pour répondre aux besoins alimentaires de leur population. A l’instar du reste du monde, les pays de la région souffrent de problèmes connexes, à savoir une inflation galopante et une perturbation dans les chaînes d’approvisionnement, l’une et l’autre ont aggravé l’insécurité alimentaire dans des pays où la disponibilité de denrées alimentaires de base à des prix abordables, souvent subventionnés, est une question de sécurité intérieure.
Certaines de ces perturbations ont certes commencé bien avant le déclenchement du conflit ukrainien— pendant la propagation de la pandémie de Covid-19— mais elles ont été exacerbées par la guerre. Plus celle-ci se prolonge, plus la sécurité alimentaire régionale sera mise à rude épreuve, soit en raison de la diminution de la capacité des fermes ukrainiennes, touchées par le conflit, de produire autant de céréales qu’auparavant, soit à cause d’un éventuel nouveau blocus russe sur les exportations de céréales ukrainiennes.
La rupture du dialogue entre l’Occident et la Russie à cause de la guerre a réduit la perspective d’un nouvel accord relatif au programme nucléaire iranien. L’accord nucléaire de 2015 était le résultat d’une coopération sans précédent entre les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations-Unies, tant dans les négociations elles-mêmes que dans les sanctions multilatérales imposées à l’Iran après 2010. Sans coordination aujourd’hui, les négociations, au point mort depuis août dernier, risquent de n’aboutir à rien.
L’incapacité de parvenir à un nouvel accord sur le nucléaire iranien risque de provoquer des tensions et des escalades dans la région; Israël intensifierait ses opérations militaires ouvertes et secrètes pour perturber le programme iranien. L’impasse sur ce dossier suscite les inquiétudes des pays arabes du Golfe, car Téhéran en profite pour progresser dans ses capacités d’enrichissement d’uranium vers le seuil de production d’une bombe atomique. En outre, les ventes de drones militaires iraniens à Moscou pour les utiliser dans sa guerre contre l’Ukraine soulèvent les craintes des monarchies du Golfe d’un alignement russe sur les positions de Téhéran dans le dossier nucléaire. Pour écarter cette possibilité, les capitales du Golfe seraient enclines à renforcer leurs engagements avec Moscou pour contrebalancer son rapprochement avec Téhéran.
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