L’Egypte, la Jordanie et l’Iraq seraient en passe de former un groupement dans la constellation d’acteurs du monde arabe et du Moyen-Orient. L’emballement s’est progressivement produit éperonné par les évolutions régionales de ces deux dernières années. La volonté de rapprochement s’est matérialisée dès 2019 par la tenue au Caire, en mars, du premier sommet tripartite réunissant le président Abdel-Fattah Al-Sissi, le roi Abdallah de Jordanie et le premier ministre iraqien de l’époque, Adel Abdel-Mahdi, suivi par un deuxième à New York en marge de l’Assemblée générale des Nations-Unies en septembre de la même année. Le 25 août 2020, les dirigeants des trois pays se sont réunis à nouveau à Amman avec, cette fois, la participation du nouveau premier ministre iraqien, Moustapha Al-Kazimi. Un quatrième sommet est annoncé pour le premier trimestre 2021 à Bagdad, où les trois dirigeants devraient signer plusieurs accords de coopération économique et commerciale.
Le groupement tripartite naissant se présente avant tout comme une entité économique où les membres mettent l’accent sur des projets d’intégration dans des domaines aussi variés que l’investissement, l’infrastructure, l’énergie, le commerce, la sécurité alimentaire et hydrique, les industries pharmaceutiques, chimiques et pétrochimiques, la fabrication de certains produits comme le cuir et la céramique, le raccordement des réseaux électriques, la création d’une zone économique commune à la frontière entre l’Iraq et la Jordanie et la coordination des efforts de lutte contre les conséquences économiques de la pandémie de Covid-19. Dans cet esprit, les trois pays entendent lever les obstacles qui entravent leurs échanges commerciaux. Cela se traduirait par un traitement préférentiel accordé à leurs produits. Ils ont convenu le 2 mars de la création d’une route reliant leurs territoires, afin de faciliter les échanges commerciaux et le déplacement de personnes.
Un oléoduc devrait aussi relier les trois pays. Ce projet était au départ conclu en 2013 entre Bagdad et Amman, afin d’approvisionner la Jordanie en pétrole iraqien. Il devait joindre Bassorah, au sud de l’Iraq, au port d’Aqaba sur la mer Rouge, en passant par la seule raffinerie jordanienne de Zarqa près de Amman. Ce pipeline proposé avait une capacité initiale de 150000 barils par jour pour un coût global de 18 milliards de dollars. Il devrait être achevé en 2017, mais le projet n’a pas été réalisé. A mesure que les relations entre l’Iraq et la Jordanie se sont améliorées, le projet a été relancé en 2020 et élargi pour inclure l’Egypte. Le plus grand chantier de coopération économique tripartite envisagée sera néanmoins la reconstruction de l’Iraq. Celle-ci aurait besoin d'entre 150 et 200 milliards de dollars, et les sociétés égyptiennes et jordaniennes y voient des opportunités prometteuses.
La volonté tripartite de regroupement peut être principalement perçue comme une action visant à accomplir, face à des difficultés financières, une sorte de redressement économique collectif, sans exclure bien entendu les aides extérieures aussi bien des monarchies pétrolières du Golfe que des pays occidentaux et des institutions monétaires internationales.
La démarche n’est toutefois pas dénuée d’objectifs politico-stratégiques, qui viennent en deuxième position sur l’échelle des priorités. Il existe d’abord une volonté de contrebalancer l’influence dominante de l’Iran en Iraq. Dès son entrée en fonction en mai 2020, Al-Kazimi a entamé un rapprochement avec les Etats arabes, indiquant clairement qu’il voulait suivre une politique étrangère en dehors de la sphère d’influence de Téhéran. Il a ainsi envoyé son confident le plus fidèle au gouvernement, le ministre des Finances, Ali Allawi, en Arabie saoudite et au Koweït en mai. Il a signalé à Amman la possibilité d’importer de l’électricité de Jordanie, ce qui pourrait réduire la dépendance de l’Iraq vis-à-vis des approvisionnements en gaz naturel de la République islamique. La tâche immédiate d’Al-Kazimi est de désarmer les milices pro-iraniennes qui défient l’autorité du gouvernement et menacent de transformer le pays en une arène de confrontation américano-iranienne.
De son côté, la Jordanie craint les retombées des derniers accords de normalisation entre des pays arabes— Emirats arabes unis, Bahreïn, Maroc, Soudan— et Israël sur un règlement du conflit du Proche-Orient suivant la formule de deux Etats. Elle redoute que le nouveau contexte fragilise davantage la perspective d’une solution négociée et fait raviver chez la droite israélienne l’idée de faire de la Jordanie la « patrie alternative » des Palestiniens. Le bloc tripartite, surtout avec la présence de l’Egypte qui est un acteur-clé dans la question palestinienne, est perçu par Amman comme un atout politique et une profondeur stratégique face aux risques potentiels liés au conflit israélo-palestinien qui menaceraient le Royaume hachémite.
Pour l’Egypte, jouer le rôle prépondérant dans le groupement tripartite est un moyen de recouvrer son influence régionale mise à mal depuis la révolte populaire de 2011. Accroître son poids régional serait nécessaire pour élargir sa marge de manoeuvre face à des dangers et des rivaux tels que la Turquie. Le Caire estime en effet qu’Ankara menace ses intérêts nationaux en raison de son intervention militaire en Libye voisine et sa politique provocatrice et agressive en Méditerranée orientale qui risque d’entraver l’exploitation régionale des richesses gazières dont recèle le bassin levantin.
Les chances de réussite du groupement égypto-jordano-iraqien se mesurent sur la durée et reposent avant tout sur sa capacité à mettre en exécution les projets de coopération annoncés et à aller de l’avant dans l’intégration économique et commerciale. Et pour cela, il faudra à ses membres trouver les financements nécessaires dans un contexte de ralentissement économique et faire preuve de volonté politique suivie .
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