L’Iran s’attendait à ce que l’assassinat de Qassem Soleimani provoque une large mobilisation populaire autour du régime. Les médias ont ainsi très largement couvert les funérailles de Soleimani, dans l’objectif d’en donner l’image d’un plébiscite en faveur du régime. Les dirigeants iraniens avaient, en effet, besoin d’un tel événement pour dissiper l’attention du peuple loin de la crise économique croissante engendrée par les sanctions américaines. Les médias ont ainsi dit et redit que les funérailles de Soleimani étaient les plus imposantes depuis celles de l’imam Khomeiny. Une façon de montrer que la République islamique, 30 ans après la mort de son fondateur, est encore capable de mobiliser et de faire sortir des milliers de citoyens dans les rues pour scander « A bas les Etats-Unis. A bas Israël ».
Une méthode classique en politique: focaliser sur les dangers venant de l’extérieur est un mécanisme auquel ont recours les régimes en crise, afin de renouveler leur légitimité politique. Dans le cas iranien, d’aucuns vont jusqu’à prétendre que certains appareils officiels iraniens, précisément les services de renseignement iranien auraient dénoncé Soleimani auprès des Américains pour se venger contre lui, car il détenait depuis plus de 10 ans tous les grands dossiers régionaux du Liban, de l’Iraq, de la Syrie, du Yémen et du Golfe, marginalisant ainsi leur rôle. Bien évidemment, il n’existe aucune preuve sur ces dires, mais cette éventualité mérite d’être étudiée. D’autres ont pointé du doigt des responsables syriens. Dans son édition du 13 janvier, la version arabe de The Independant a révélé qu’un haut responsable syrien aurait prévenu les Américains des mouvements de Qassem Soleimani et de ses compagnons. Quoi qu’il en soit, que la dénonciation provienne de l’intérieur ou de l’extérieur de l’Iran, il est certain que le régime iranien s’est empressé d’exploiter au mieux cet assassinat.
Mais ce qui s’est passé par la suite n’avait pas effleuré l’esprit des dirigeants iraniens. Deux missiles iraniens ont frappé, par erreur, un avion ukrainien avec 176 passagers à bord. Et ce crash a complètement transformé la scène. Des manifestations sont sorties dans de nombreuses villes iraniennes condamnant les mensonges des responsables iraniens, qui ont insisté pendant trois jours à nier toute relation avec le crash de l’avion, prétendant une erreur technique. Mais lorsque ces responsables ont été encerclés par les rapports des services de renseignement occidentaux, quoique injustifiés, affirmant qu’un missile a visé l’avion, l’Iran s’est vu obligé de revendiquer la responsabilité du crash indiquant que l’avion s’était rapproché d’un emplacement critique des Gardiens de la Révolution.
Dans un régime tel que le régime iranien, la bataille des symboles politiques est porteuse de nombreuses significations d’autant plus que mettre en doute la crédibilité d’un régime essentiellement fondé sur un principe confessionnel est dangereux pour la persistance de ce régime à long terme. En fait, il s’agit là du nouveau visage des manifestations iraniennes de janvier 2020. Scander des slogans contre le guide spirituel et brûler son effigie n’a rien de nouveau, ni même la participation des étudiants aux manifestations. Les manifestations de 1999 sous le règne de Khatami étaient essentiellement des manifestations estudiantines. Quant au volume des manifestations, elles n’ont rien de comparable avec celles du mouvement vert déclenchées en juin 2009 après l’élection d’Ahmadinejad. Mais ce qui est vraiment nouveau dans ces manifestations c’est le fait de brûler le symbole supposé unifier les Iraniens autour de leur régime politique.
L’Iran a nerveusement réagi. Cette nervosité n’a pas seulement brûlé la carte du meurtre de Soleimani comme un éventuel symbole pour la mobilisation autour du régime. Elle a également nui à l’image que l’Iran veut se donner, celle d’une force régionale majeure. En effet, le résultat des missiles lancés par Téhéran contre des bases américaines en Iraq serait bien médiocre si on le comparait au ton très menaçant des déclarations des responsables iraniens après l’assassinat de Soleimani.
Cette contradiction entre l’ampleur des menaces et la faiblesse des ripostes a contribué à décevoir le peuple que les médias iraniens avaient mobilisé avant même le crash de l’avion ukrainien. Il est vrai que l’Iran possède un arsenal de missiles balistiques capables d’atteindre des objectifs avec une grande précision. Mais il s’est avéré que l’Iran possède des lignes rouges qu’il doit prendre en considération avant d’utiliser ces missiles.
La riposte iranienne à l’assassinat de Soleimani ne sera sans doute pas la dernière, contrairement à ce qu’annoncent les responsables iraniens.
De même, la charge émotionnelle formée chez le citoyen iranien du fait de la liquidation par les Etats-Unis d’un homme de la taille de Soleimani a été absorbée par l’attaque par missiles des bases militaires américaines en Iraq. Par conséquent, les manifestations iraniennes n’ont pas changé les rapports de force politiques internes. Car ni leur volume ni leur étendue ne leur permettent un tel changement. De plus, elles ne possèdent pas de leaders qui les guident comme celles de décembre 2017, de janvier 2018 ou de novembre 2019. Cependant, le régime a certainement raté une occasion qu’il jugeait précieuse .
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