Débats > Opinion >

Aux origines de la crise économique au Soudan

Sunday 4 août 2019

Alors que tous les regards sont braqués sur les négociations politiques au Soudan entre le Conseil militaire de transi­tion et l’Alliance des forces pour la liberté et le changement, coalition regroupant l’opposition civile, l’éco­nomie du pays semble bien être le parent pauvre de la transition en cours. Pourtant, la crise économique aiguë que traverse le pays a été l’étincelle qui avait mis le feu aux poudres en décembre dernier, provo­quant à terme la destitution du prési­dent Omar Hassan Al-Béchir le 11 avril.

Les manifestations de protestation populaire ont été provoquées par le triplement du prix du pain en décembre. La flambée du prix de ce produit de première nécessité est intervenue après une importante dévaluation de la livre soudanaise afin de ramener le taux officiel de la livre à celui du marché noir. La mon­naie nationale a été dévaluée à trois reprises en 2018, dont la dernière est intervenue en octobre. Alors qu’en 2017, le dollar s’achetait, au taux officiel, au prix de 6,75 L.E., le billet vert est passé maintenant à plus de 47 L.E. Au marché noir, qui persiste en raison de la pénurie des devises fortes, un dollar coûte 55 L.E. Cette chute libre de la valeur de la monnaie nationale a entraîné une hausse verti­gineuse de l’inflation, qui a atteint 70% en 2018. Et c’était la goutte qui a fait déborder le vase.

L’envolée du prix du pain était le symptôme le plus patent d’une éco­nomie en recul depuis des décennies. L’économie du pays, héritée de l’ère coloniale, consistait principalement en des exportations de produits agri­coles, en particulier le coton. Mais après l’indépendance en 1956, ce produit phare d’exportation a connu un long déclin, en l’absence de déve­loppement de cultures de remplace­ment, à l’exception partielle du sucre. Dans les années 2000, le pays a connu une période d’essor de la production du pétrole. Mais cette nouvelle richesse n’a pas profité à l’économie productive, en particulier le renouveau de l’agriculture. L’industrie pétrolière s’est plutôt tournée vers des activités de gain rapide telles que la construction de logements et le commerce.

La manne pétrolière a finalement subi les tribulations du régime d’Al-Béchir, qui ont mené à la sécession du Sud-Soudan en juillet 2011, pri­vant le régime de Khartoum de 75 % de ses champs pétrolifères— désor­mais situés dans le sous-sol du voisin sudiste — et une proportion encore plus importante de ses recettes en devises. Le pétrole du Soudan du Sud, pays enclavé, est pompé vers le nord pour être exporté via la mer Rouge. Après l’indépendance du Sud-Soudan, un différend entre les deux Etats sur les tarifs de l’usage des oléoducs appartenant au Nord a conduit Juba à cesser toute sa pro­duction de pétrole pendant un an. L’exportation a ensuite repris, mais elle a de nouveau été réduite lorsque le Soudan du Sud a sombré dans la guerre civile en 2013.

La crise économique au Soudan a été exacerbée par une corruption généralisée faisant que la nouvelle richesse tirée de l’industrie pétrolière profitait à une petite élite clientéliste appartenant à l’appareil d’Etat et de sécurité ainsi qu’à des notables eth­niques ou régionaux gravitant autour du pouvoir. Les dépenses militaires considérables engagées par le régime pendant de longues années pour faire face à divers conflits internes— la rébellion sudiste et celle au Darfour (ouest) — ont contribué à vider les caisses de l’Etat.

Aux origines de la crise économique au Soudan

Dans le même temps, l’idéologie de l’islam radical adoptée par le régime d’Al-Béchir, accusé de sou­tien au terrorisme, a provoqué l’im­position par les Etats-Unis d’une large palette de sanctions écono­miques à partir d’octobre 1997. Ces sanctions limitaient l’accès de Khartoum au capital international et prévenaient les possibilités de déve­lopper une économie plus diversi­fiée. La levée des sanctions en 2017 donnait espoir au gouvernement sou­danais quant à une prochaine amélio­ration de l’économie. Mais cette ini­tiative n’a guère contribué ni à sti­muler les investissements extérieurs, ni à accroître les échanges commer­ciaux avec l’Occident, car le pays restait sur la liste noire des Etats parrainant le terrorisme, établie par le département d’Etat américain. Ce qui tenait les investisseurs étrangers à l’écart.

L’agriculture, un secteur-clé et une source de revenus essentielle pour la plupart des 40 millions d’habitants du Soudan, a été à son tour dure­ment frappée par la crise, les agri­culteurs ne parvenant pas, en raison de l’effondrement de la livre, à importer les produits chimiques indispensables aux cultures. D’où une baisse de la production agricole.

Le recul de l’ensemble des reve­nus de l’Etat a produit un manque de liquidités, alimenté par l’effondre­ment de la livre et le recul de la confiance dans le système bancaire. Plusieurs Soudanais, mus par la perte de valeur de la monnaie natio­nale, ont commencé à retirer des livres pour les convertir en d’autres monnaies plus stables. Ce qui a entraîné une demande accrue de liquidités.

Tous les éléments susmentionnés ont contribué à faire du Soudan l’un des pays les plus pauvres de la pla­nète. L’Organisation des Nations-Unies l’a classé l’année dernière au 167e rang sur 189 selon son indice de développement humain. Les quelques mois de manifestations de masse, déclenchées depuis décembre dernier, n’ont fait qu’aggraver ces difficultés, perturbant les chaînes d’approvisionnement, rendant plus aiguës les pénuries qui ont entraîné une flambée des prix des produits de première nécessité et alourdissant le poids de la dette extérieure qui s’élève désormais à plus de 55 mil­liards de dollars. En conséquence, le Fonds Monétaire International (FMI) prévoit que le Produit Intérieur Brut (PIB) du Soudan se contracterait de 2,3% en 2019.

Dès la chute d’Al-Béchir, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis ont volé au secours du régime, tenu par le Conseil militaire de transition. Les deux pays ont des intérêts stra­tégiques au Soudan, notamment sa contribution à hauteur de 14000 militaires dans la guerre au Yémen contre les rebelles houthis, la plus importante parmi les Etats membres de la coalition menée par Riyad. En avril, ils ont annoncé un programme conjoint d’aide économique de 3 milliards de dollars au Soudan, répartis entre 500millions de dollars de dépôt à la Banque Centrale de Khartoum pour soutenir la livre et 2,5milliards de dollars affectés aux achats de produits de base: nourri­ture, médicaments et produits pétro­chimiques.

Pour le moment, les alliés du Soudan dans le Golfe renflouent le pays avec une subvention mensuelle de 200millions de dollars en espèces et en produits de base, mais ce régime de sauvetage ne pourra durer longtemps, car ses besoins financiers seraient bientôt trop importants, même pour les riches Etats du Golfe. Le Soudan, parallè­lement à la transition politique, a un besoin urgent d’un programme glo­bal d’assainissement économique visant à remédier aux déséquilibres macroéconomiques, d’allégement de la dette extérieure et d’intégra­tion dans le système financier mon­dial, après une longue période d’os­tracisme. Ce qui nécessitera proba­blement un accord avec le FMI afin de rétablir la discipline dans les politiques budgétaire et monétaire du pays.

Lien court: