La récente escalade au Soudan risque d’anéantir les quelques progrès enregistrés jusqu’ici dans les négociations difficiles entre le mouvement de contestation, représenté par l’Alliance des forces pour la Liberté et le Changement (ALC), et le Conseil Militaire de Transition (CMT), au pouvoir depuis la destitution du président Omar Al-Béchir le 11 avril dernier. La dispersion violente, le 3 juin, du sit-in des protestataires devant le ministère de la Défense, au coeur de la capitale, entraînant des dizaines de morts, a provoqué un dangereux blocage entre les deux parties. Alors que le CMT a annoncé l’annulation des accords conclus avec l’opposition sur la formation d’un Conseil souverain, d’un parlement et d’un gouvernement intérimaire pendant une période de transition de trois ans devant déboucher sur la tenue d’élections générales, l’opposition a appelé à la désobéissance civile jusqu’à la remise du pouvoir par le CMT aux civils.
Ce blocage risque de dégénérer et faire sombrer le pays dans la violence. Ce risque est d’autant plus important que l’armée, qui tient l’intérim, et les forces de sécurité sont composées de divers corps qui ne sont pas forcément homogènes. Cette caractéristique était l’oeuvre du président déchu pour conserver son emprise sur le pouvoir. Au cours de ses 30 années de pouvoir, Al-Béchir a multiplié les services de maintien de l’ordre et construit un réseau de patronage tentaculaire visant à s’assurer la loyauté de l’armée et de ses divers organes de sécurité, à commencer par celui du renseignement et des Forces dites de Soutien Rapide (FSR), successeur des milices tristement célèbres des Janjawid, accusées d’atrocités pendant la guerre civile au Darfour, à l’ouest du pays. La politique d’Al-Béchir consistait à « acheter » la loyauté de ces divers organes à travers l’octroi de gains financiers et matériels tirés des revenus de l’Etat. En même temps, il attisait la concurrence entre eux afin de réduire leur pouvoir de négociation, mieux les contrôler et les empêcher de constituer un danger pour son maintien au pouvoir.
Sous le commandement de Mohamed Hamdan Daglo, alias Hamidati, également vice-président du CMT, les FSR sont sans doute le plus important de ces services et celui qui pose le plus de problèmes. Il a été favorisé par Al-Béchir au détriment des autres services, y compris l’armée. Désormais désignée comme un organe de l’Etat, la milice des FSR, forte de quelque 50000 hommes, a été officiellement intégrée au service de renseignements, puis à l’armée en 2017, mais a préservé des flux de financement distincts de ceux alloués à l’armée. Elle occupe donc une position particulière et fonctionne comme une entité autonome avec une chaîne de commandement indépendante bien qu’elle soit une branche des forces armées conventionnelles. Ces dispositions ont permis aux FSR de mettre en place des structures para-étatiques lucratives fonctionnant aux côtés des autorités civiles et les remplaçant souvent. Il ne serait pas étonnant de les voir s’opposer à la réforme ou, à plus forte raison, au démantèlement du système mis en place par Al-Béchir d’autant plus qu’elles se sentiraient suffisamment puissantes pour pouvoir contester les décisions de l’armée. Les forces de l’opposition les accusent d’être à l’origine de la dispersion violente du campement devant le QG de l’armée.
Parmi les autres bras armés du régime d’Al-Béchir se trouvent la « défense populaire », une force parallèle à l’armée, la « sécurité populaire », une institution de sécurité secrète parallèle au service de renseignements, et la « police populaire », des unités militaires parallèles à la police. Ces trois milices parallèles aux institutions officielles de l’Etat, qui comptent des dizaines de milliers d’hommes, sont tenues par des civils de la mouvance islamiste, qui formait l’ossature du régime d’Al-Béchir. Elles étaient censées le protéger contre toute tentative de déstabilisation, que ce soit de la population ou de l’armée.

(Photo: AFP)
Régler le problème de la multitude de milices du régime, y compris celles qui sont formées sur une base religieuse, serait l’une des clés d’une transition vers un régime civil au Soudan. Ces organes paramilitaires parallèles devraient être démantelés et ses membres démobilisés et remis à la vie civile. Une partie pourrait éventuellement être intégrée dans les forces de sécurité, de la police et de l’armée sur une base nationale et non religieuse, afin d’éviter les conséquences négatives d’une telle affiliation sectaire sur la cohésion nationale. A titre d’exemple, on estime à 90000 le nombre des militaires de la « défense populaire » qui ont combattu au nom du djihad islamique la rébellion au Sud-Soudan, ce qui a exacerbé le caractère religieux du conflit et conduit à terme à la sécession du sud du pays en 2011.
Une transition démocratique réussie au Soudan est également tributaire de la cohésion du mouvement de protestation. Alors que la couverture médiatique des manifestations a tendance à être centrée sur Khartoum, le mouvement est beaucoup plus large et attire des participants avec des motivations, des priorités et des intérêts divers. D’abord provoqué par une pénurie de pain et une réduction des subventions sur le blé dans la petite ville d’Atbara, à 310 km au nord-est de la capitale, le ressentiment des ruraux face au malaise économique du pays a croisé les frustrations des citadins de la classe moyenne aux prises avec une forte inflation. Ces griefs ont fusionné pour former une plateforme unie exigeant le départ du président. La destitution d’Al-Béchir met cette cohésion à l’épreuve. La force des manifestations réside dans leur composition, qui reflète un large échantillon de la société soudanaise. Leur succès dépendra probablement de la mesure dans laquelle ce mouvement se traduira par un contrat social inclusif à l’échelle nationale. Si un compromis politique est mis en place à Khartoum, négligeant les aspirations de ceux qui se trouvent en dehors de la capitale, l’élan risque de se dissiper rapidement. Certaines minorités et des personnes issues de régions périphériques telles que le Darfour, qui est la région qui a souffert le plus du régime, se disent marginalisées.
Bien gérer et prendre en considération les attentes de ceux qui vivent dans les provinces, loin de Khartoum, continuer d’agir comme un mouvement inclusif au niveau national et définir une vision commune de l’avenir ne sera sans doute pas une mince affaire. Ici, le facteur temps peut avoir un impact décisif, en particulier lorsque le mouvement de contestation cherche à démanteler un système plutôt qu’à se débarrasser de l’autoritarisme d’un seul homme. Certes, l’héritage institutionnel d’Al-Béchir perdure, mais la réforme du régime et sa progression vers un pouvoir civil est possible, compte tenu notamment de sa fragmentation .
Lien court: