L’année 2019 s’ouvre sur une évolution majeure en Syrie : le retrait des quelque 2000 militaires américains stationnés au nord-est du pays. L’annonce surprise faite par le président Donald Trump le 19 décembre— malgré l’opposition de ses principaux conseillers, dont le secrétaire à la Défense, James Mattis, qui a présenté sa démission—, devrait avoir des répercussions importantes sur l’avenir politique de la Syrie.
Première conséquence de cette décision: la quasi-disparition du rôle des Etats-Unis dans les tractations sur un règlement de la crise syrienne, notamment le sort du président Bachar Al-Assad, la forme du régime politique futur, la reconstruction du pays, le démantèlement de la multitude des milices armées, ainsi que l’avenir de la présence militaire des puissances étrangères, précisément la Russie, l’Iran et la Turquie. Car le retrait militaire américain dénote un désintérêt croissant dans les affaires du monde arabe et du Moyen-Orient en général, exprimé à plusieurs reprises par le locataire de la Maison Blanche.
Deuxième résultat de la décision de Trump : l’abandon à leur sort des Kurdes syriens représentés principalement par les Forces Démocratiques Syriennes (FDS). Celles-ci, dont le fief est au nord-est du pays, étaient les protégés des Etats-Unis, qui les armaient, entraînaient et leur assuraient une couverture politique. Le soutien qui leur était apporté par les forces spéciales américaines leur a permis de vaincre et chasser Daech de presque la totalité du nord-est de la Syrie. La protection de Washington était également l’atout majeur des ambitions autonomistes des Kurdes syriens, qui avaient créé dès mars 2016 leur entité autonome au nord-est. Désormais, il ne leur reste qu’à se tourner vers la Russie dans l’espoir qu’elle leur garantisse un minimum de droits dans le futur Etat syrien, sinon abandonner complètement toute ambition d’autonomie.
Le premier gagnant de la volte-face américaine est sans doute la Turquie, qui a toujours accusé la milice kurde Unités de protection du peuple (YPG), qui forme l’ossature des FDS, d’apporter son soutien au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en Turquie, déclaré organisation terroriste par Ankara en raison de ses velléités indépendantistes. Le président Recep Tayyip Erdogan craint également que l’autonomie de facto des Kurdes syriens ne fasse des émules chez la minorité kurde de son pays. L’hostilité farouche d’Ankara aux YPG et à leur projet autonomiste ne fait guère de doute: le ministre turc de la Défense, Hulusi Akar, a menacé, le lendemain de la décision américaine, « d’enterrer » les combattants des YPG et leurs alliés en Syrie. En effet, le retrait américain, qui devrait avoir lieu rapidement, laisserait les mains libres à la Turquie pour en découdre avec les milices kurdes syriennes dans le nord du pays.
Deuxième gagnant du retrait américain: l’Iran en sort renforcé dans ses ambitions d’influence en Syrie. Le 24 septembre dernier, le conseiller à la sécurité nationale américaine, John Bolton, avait affirmé que les troupes de son pays, stationnées en Syrie depuis 2015, ne se retireraient pas tant que les forces militaires de l’Iran et de ses alliés, notamment le Hezbollah libanais, restent en Syrie. Cette annonce était alors considérée comme un revirement des Etats-Unis, qui avaient toujours soutenu que la présence de leurs troupes n’avait d’autre objectif que la défaite de l’Etat islamique. Mais depuis le retrait américain de l’accord international sur le nucléaire iranien en mai dernier et la conséquente réimposition de sanctions américaines sur Téhéran, Washington a fait de l’éradication de l’influence iranienne la priorité de sa politique moyen-orientale. La dernière volte-face de Trump en assène un coup, au grand soulagement de la République islamique, qui entend bien maintenir sa présence en Syrie et recueillir les dividendes de son soutien multiforme au régime de Damas.
Enfin, le plus grand gagnant du retrait américain est la Russie qui entend bien réaffirmer son retour en force sur la scène moyen-orientale, pour la première fois depuis la fin de la guerre froide et l’effondrement de l’Union soviétique en décembre 1991. Après plus d’une décennie d’éclipse due à ses problèmes internes de reconstruction et de réaménagement de ses systèmes économique et politique, la Russie, sous le président Vladimir Poutine, a fait dans la région un come-back progressif, mais aussi spectaculaire grâce à la guerre civile en Syrie. Intervenant militairement en soutien à Damas depuis le 30 septembre 2015, la Russie a réussi à renverser la tendance en faveur du président Bachar Al-Assad, dont le régime vacillait, et s’est imposée comme le principal acteur en Syrie. Elle a ainsi lancé à Astana (la capitale du Kazakhstan, ex-république soviétique), en collaboration avec Téhéran et Ankara, son propre volet de négociations de paix sur la Syrie, éclipsant celui soutenu par l’Onu et les Etats occidentaux et tenu à Genève. A Astana, le trio le plus influent en Syrie a réussi quelques avancées, notamment l’établissement de zones de désescalade militaire, alors que le volet de Genève stagnait.
L’année 2019 devrait confirmer cette tendance déjà observée depuis les trois dernières années, à savoir l’ascendance prise par la Russie, suivie par l’Iran, et enfin par la Turquie, dans la définition de l’avenir de la Syrie. Le président Bachar Al-Assad, qui sort gagnant de plus de sept années de guerre civile, grâce au soutien militaire de la Russie d’abord et de l’Iran ensuite, devrait garder le pouvoir selon des modalités dont la formulation portera grandement la marque de Moscou, mais aussi de Téhéran. Assad serait cependant réduit devant la prépondérance de la Russie et de l’Iran, à qui il doit sa survie. Viendra ensuite le rôle d’Ankara dont l’intérêt majeur est concentré sur sa volonté de tuer dans l’oeuf toute velléité indépendantiste des Kurdes syriens. Un objectif que partage d’ailleurs le régime de Damas, mais aussi l’Iran.
Bien que la fin du conflit syrien ne soit pas encore pour demain, la guerre est entrée dans sa phase finale. Le régime de Damas contrôle la totalité de la « Syrie utile », où se concentrent les trois quarts de la population. Et les Russes se précipitent déjà pour cueillir les fruits économiques de leur intervention militaire, sous forme de contrats lucratifs de reconstruction d’un pays dévasté par la guerre. Les Iraniens devraient aussi à leur tour obtenir leur part du gâteau.
Mais le régime syrien, ainsi que ses alliés étrangers, sera tôt ou tard confronté, non seulement aux problèmes colossaux du règlement politique, de la réconciliation nationale et du retour des quelque cinq millions de réfugiés et six millions de déplacés, mais aussi à l’insuffisance des ressources financières nécessaires à la reconstruction. Celle-ci requiert sans doute une contribution importante de la communauté internationale, car ni la Russie ni l’Iran, et encore moins le gouvernement syrien, ne disposent des moyens financiers nécessaires à la reconstruction, évalués par l’envoyé spécial des Nations-Unies en Syrie, Staffan de Mistura, à plus de 250 milliards de dollars. Et c’est probablement là l’unique moyen encore laissé aux Occidentaux, notamment les Américains, pour pouvoir peser sur l’avenir politique de la Syrie .
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