Al-Ahram Hebdo: L’OIF a organisé début octobre à Fès, au Maroc, une conférence internationale sur le dialogue des cultures et des religions. Pourquoi ce choix d’inclure, pour la première fois, la question religieuse, qui a fait grincer des dents chez certains membres de la Francophonie ?
Clément Duhaime : La Francophonie n’est pas hors du monde. Elle est au coeur du monde. Nous sommes parfaitement dans notre rôle. Notre forum est très particulier puisqu’il regroupe des pays des cinq continents, de toutes les religions et de tous les systèmes politiques. C’était donc normal qu’on pousse notre dialogue au sein de la Francophonie aux religions. Non seulement notre dialogue, mais aussi notre action. C’est pour cela que le secrétaire général de la Francophonie, Abdou Diouf, a pris l’initiative lors du dernier sommet de la Francophonie, à Kinshasa, en RDC, conjointement avec le Royaume du Maroc, de tenir cette conférence pour le dialogue des cultures et des religions, qui intervient d’ailleurs quatre ans après celle tenue à Kairouan, en Tunisie, sur le dialogue des civilisations et la diversité culturelle, toujours à l’initiative de l’OIF et de l’Organisation islamique pour l’éducation, la science et la culture (ISESCO). Dans ce sens, notre rôle est d’ouvrir de nouvelles perspectives et de conforter la liberté, l’Etat de droit et la démocratie.
— La conférence du Maroc confirme le rôle politique de l’OIF. Comment évaluez-vous aujourd’hui cette mission, presque 16 ans après la création du poste de secrétaire général de la Francophonie ?
— Boutros Boutros-Ghali était le premier secrétaire général de la Francophonie. Il a été élu en 1997 pour donner un visage et une voix à la Francophonie. L’OIF a alors remplacé l’Agence de Coopération Culturelle et Technique (ACCT). Boutros-Ghali a donné cette dimension politique qu’Abdou Diouf a accentuée. Nos Etats membres sont demandeurs de ce rôle. L’OIF ne fait rien sans l’association de ses membres. Quand nous avons récemment dépêché notre mission en Egypte, C’est Le Caire qui avait demandé que l’OIF l’aide à trouver les conditions nécessaires pour rétablir rapidement la stabilité et le développement économique. Ce rôle d’accompagnement est de plus en plus fort, comme c’est le cas en Guinée et à Madagascar. Nos objectifs sont d’accompagner nos Etats membres, en association avec les autres organisations multilatérales, pour établir un Etat de droit, la tenue d’élections transparentes, la liberté et l’indépendance de la presse, et le respect des droits de l’homme …
Aujourd’hui, nous avons une présence politique forte aux Nations-Unies, à l’Union européenne et à l’Union africaine et avec d’autres partenaires, comme l’ISESCO. Le secrétaire général de l’Onu dépose désormais chaque année un rapport sur l’état de la coopération avec l’OIF, qui accroît sa force d’écoute et d’influence sur la scène internationale.
La richesse de la Francophonie est aussi son originalité. Le secrétaire général a à sa disposition un réseau de 800 universités (Agence Universitaire de la Francophonie, AUF), un deuxième des maires des capitales et des métropoles (Association Internationale des Maires Francophones, AIMF), un troisième des parlementaires (Assemblée Parlementaire de la Francophonie, APF). Il y a aussi l’université Senghor d’Alexandrie qui forme chaque année entre 150 et 200 cadres africains de grande qualité dans des domaines aussi variés que la gestion, la santé et l’environnement. Enfin, la Francophonie dispose d’une télévision mondiale, TV5 monde, qui montre la diversité des cultures. Le rôle politique de la Francophonie est incarné par l’action à travers tous ces réseaux.
— Ne remarquez-vous pas des réticences de certains membres à accepter ce rôle politique ?
— Certains Etats effectivement se posent la question si la Francophonie doit se lancer dans telle ou telle question politique, comme c’est le cas par exemple de la religion. Le secrétaire général de la Francophonie répond toujours par un oui. Jusque dans les années 1980, les pays de la Francophonie étaient entre 20 et 25. Aujourd’hui, ils sont 56 Etats. Pourquoi ? Parce que la Francophonie est un forum qui permet, sans juger ni condamner inutilement, le dialogue et l’accompagnement. Notre richesse n’est pas dans notre budget, mais dans le fait que nous mettons à disposition des Etats membres les meilleurs réseaux d’expertise dans les différents domaines juridique, judiciaire, économique et des droits de l’homme … Même quand l’OIF prend la décision de suspendre un membre, nous n’arrêtons pas l’accompagnement politique.
— Le rôle originel de l’OIF est de défendre l’usage du français et la diversité culturelle. Où en sommes-nous à l’heure actuelle ?
— Dans les organisations internationales, il y a un déclin du français en tant que langue de travail. Pour y faire face, on s’est donné des instruments pour que les Etats membres de la Francophonie en prennent conscience et changent leurs habitudes. L’OIF prépare et remet tous les deux ans aux chefs d’Etat et de gouvernement de l’organisation un rapport sur l’état des lieux de l’usage du français dans les institutions internationales. C’est ce qu’on appelle le vade-mecum sur le français dans les institutions internationales. Le secrétaire général de la Francophonie a interpellé à plusieurs reprises les Etats membres, y compris la France, sur l’usage par leurs responsables du français dans ces institutions. M. Diouf a également créé l’Observatoire du français, qui a remis son premier rapport sur l’usage du français dans les différents secteurs (enseignement, économie, réseaux sociaux) au sommet de la Francophonie de Montreux en 2010. Il y est révélé que dans 20-25 ans, entre 80 % et 85 % des francophones seront en Afrique, si la scolarisation réussit dans ce continent. Les francophones seront alors entre 800 millions et 1 milliard de personnes. Ce qui n’est pas négligeable, car on est aujourd’hui à 220 millions qui savent parler, lire et écrire en français. L’avenir de la Francophonie se jouera en Afrique. C’est les Africains qui seront ou non l’avenir du français et de la Francophonie. L’Observatoire remettra son deuxième rapport avant le prochain sommet de Dakar, au Sénégal, en novembre 2014. Ce rapport nous permet d’élaborer notre stratégie pour la défense du français
— Quels sont les traits marquants de cette stratégie ?
— Cette stratégie comprend plusieurs volets. D’abord, on vient de mettre en place une direction consacrée à la défense du français et à la diversité linguistique. On multiplie les réseaux avec les associations professionnelles, comme celui avec la Fédération internationale des professeurs du français. On va créer un réseau d’interprètes et de traducteurs, en collaboration avec l’Onu, l’OCDE et l’UNESCO. Idem pour les opérations de maintien de la paix, car on a constaté que l’essentiel de ces opérations se trouve dans des pays francophones, alors que la majorité des membres de ces missions ne parlent pas le français. On a mis en place un réseau, le Francopole, de policiers et de gendarmes francophones, qui viennent s’ajouter aux contingents existants.
M. Diouf a également multiplié les initiatives, telle la création d’associations professionnelles qui ont le français en partage. C’est le cas pour les juges, les notaires, les banques, etc. Il a lancé en juillet de l’année dernière, pour la première fois, le Forum mondial de la langue française, au Québec, en faisant associer les sociétés civiles et les jeunes. Le deuxième Forum aura lieu à Liège, en Belgique, en 2015. On a également une initiative pour faire progresser l’usage du français sur les réseaux sociaux. Notre action tend ainsi à couvrir l’ensemble des secteurs d’activité, y compris économique, pour défendre le français, mais aussi la diversité culturelle et linguistique.
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