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Au Caire, les villageoises cherchent leurs repères

Dina Darwich, Lundi, 09 mars 2015

Pour les jeunes filles qui quittent leur petit village pour venir étudier au Caire, le choc est brutal. Traditions et mode de vie sont mis à rude épreuve dans cette capitale que beaucoup considè­rent avec crainte et angoisse. S’adapter ou rentrer chez soi : chacune vit cette expérience à sa façon. L’Hebdo les a écoutées

Au Caire, les villageoises cherchent leurs repères
( Photo:Mohamad Mostafa)

« Vivre au Caire, c’est l’enfer. Le changement de décor et de mode de vie m’a complète­ment bouleversée. La première année a été la plus dure. J’ai passé des nuits blanches à pleurer, je ne supportais pas cet exil. J’avais peur de m’éloi­gner de chez moi. Les voitures rou­lant à toute vitesse m’effrayaient. Le rythme de vie me perturbait. Je me contentais de me balader aux alen­tours de l’université pour découvrir cette grande ville. L’ambiance cool à l’université me dérangeait aussi. Les relations très ouvertes entre les deux sexes me choquaient. J’avais l’im­pression de commettre un péché rien qu’à regarder les filles et les garçons se balader ensemble ou discuter. Bien que nous vivions dans le même pays et avi­ons le même âge, notre mode de vie est complètement diffé­rent », lance Zeinab Nabil, 20 ans, étu­diante à la faculté d’archéologie.

Au Caire, les villageoises cherchent leurs repères
7 000 jeunes filles habitent dans la cité universitaire de l’Université du Caire.

Native d’un village du gouvernorat de Ménoufiya, situé à une centaine de km du Caire, la jeune fille a quitté la maison familiale pour réaliser son rêve, celui de devenir archéologue.

Cet état de choc qu’a ressenti Zeinab est partagé par beaucoup d’autres résidentes de la cité univer­sitaire de l’Université du Caire, qui accueille environ 7 000. Là, dans cette cité, les provinciales font la découverte de la capitale. Un exode obligé pour ces jeunes filles en quête d’études supérieures et plus tard, d’une opportunité de travail pour celles qui décident de rester.

« La cité universitaire est un microcosme. On y reçoit des filles des quatre coins du pays. Elles ramènent dans leurs bagages tout un héritage culturel. Le destin de chacune dépend de sa capacité à s’adap­ter à la ville. Nous les aidons à s’inté­grer et à traverser cette phase délicate par le biais d’activi­tés, de promenades et de cercles de discus­sions avec les sur­veillantes de chaque dortoir », confie Magda Messelhi

directrice de la cité universitaire qui travaille avec ces jeunes filles depuis 35 ans.

Au Caire, les villageoises cherchent leurs repères
Le film Pays des filles a ouvert le dossier sensible de l’intégration et des problèmes des villageoises venant étudier ou travailler au Caire.

Un film sur le sujet
Ces bouleversements dans la vie des jeunes étudiantes ont été la source d’inspiration de la scénariste Ola Chaféi, elle-même native du gouver­norat de Ménoufiya et qui a fait ses études à l’Université du Caire. Son film, Balad Al-Banate (pays des filles), raconte l’itinéraire de quatre filles issues de milieux ruraux différents, mais qui sont toutes venues s’installer dans la capitale.

« Au départ, j’ai donné comme titre au film, le nom d’une feuille d’arbre, symbole de cette couche provinciale qui découvre une société qui impres­sionne les filles des provinces venues en quête de gagne-pain ou d’éduca­tion », explique Ola Al-Chaféi.

Son film est resté longtemps dans les tiroirs pour des raisons de censure, car il parle de ces discriminations envers les femmes, et surtout les villa­geoises. « Le message qu’il transmet est que la capitale force les villa­geoises à abandonner leur culture et leur mode de vie pour adopter celui de la ville », confie la scénariste. D’ailleurs, sa mère ne cesse de lui répéter qu’elle a énormément changé depuis son séjour dans la capitale. Elle n’est plus cette jeune fille candide, timide et soumise.

« Pour s’imposer au Caire, il faut montrer ses griffes, parler fort et lan­cer parfois des insultes. J’ai dû chan­ger de comportement, recourir à des techniques de défense pour survivre dans cette jungle où les femmes, en général, et les villageoises, en particu­lier, sont victimes de toutes sortes d’abus aussi bien dans la rue que dans le travail. Une scène du film montre ce contraste : celui de cette jeune journa­liste qui se fait toute petite, prise par ce sentiment de peur en rentrant pour la première fois dans l'une des plus grandes institutions médiatiques où elle va travailler », poursuit Al-Chaféi.

Au Caire, les villageoises cherchent leurs repères
Pour les jeunes filles des provinces, Le Caire est une ville dure où il faut se battre pour survivre. (photo: Bassam Al-Zoghby)

Une chanson de Mohamad Mounir résonne dans la cité universitaire : « Balad Al-Banat, Koll Al-Banat » (c’est la ville des filles, de toutes les filles qui rêvent de briller comme des étoiles et de voler de leurs propres ailes). Les filles sont rassemblées autour d’un repas copieux que Yasmine a ramené de son village natal. Dans cette chambre, elles se sentent à l’aise. C’est leur univers où elles retrouvent leur identité. Là, tout le monde partage le même souci « d’exil ». Elles se baladent dans les couloirs sans voiles sur la tête, portent des tenues modernes, échangent des blagues et rient à haute voix. Un moment de détente.

« Pour nous, circuler dans les rues du Caire est notre plus grand défi. Etre draguée ou harcelée, cela arrive souvent. Dans ce chaos, chacun peut faire ce qu’il veut. Par contre, en pro­vince, les gens sont moins nombreux et se connaissent. Les jeunes ont peur de commettre de tels actes. La société rurale fournit aux jeunes filles une protection, ce qui n’est pas le cas au Caire », raconte Somaya Al-Chehawi. Elle ajoute que dans les moyens de transport, il y a des choses qu’il ne faut pas faire. Par exemple, dans les provinces, jamais une fille ne s’assoira à côté du chauffeur. Au Caire, cela ne pose aucun problème : les microbus sont souvent bondés et là où il y a une place, il faut s’asseo


Prendre l’accent cairote
Taghrid, 20 ans, native de l’oasis de Dakhla, reçoit un coup de téléphone de sa mère. En raison de son dialecte bédouin, les autres filles piquent un fou rire. Une fois l’appel terminé, la jeune fille recommence à parler comme les Cairotes. « J’ai appris à parler ainsi pour briser la barrière de l’accent et arriver à m’intégrer. Et c’est aussi un moyen de me protéger. Je ne veux pas que quelqu’un sache que je suis une provinciale, me drague ou exploite ma situation de jeune étudiante habitant seule au Caire », avance-t-elle.

Par différents moyens, ces filles tentent de surmonter ces défis. Dans la cité universitaire, elles cherchent souvent à habi­ter avec des filles natives de leurs villages pour ne pas se sentir seules. Les plus âgées transmettent leurs expériences aux nouvelles venues. Elles leur montrent le chemin pour accé­der à leurs universités. A tour de rôle, elles font les tâches ména­gères, elles échangent leurs vêtements, et comme elles n’ont pas les moyens de se rendre chez le coiffeur, les chambres se transforment souvent en salon de coiffure.

Au Caire, les villageoises cherchent leurs repères
(photo: Bassam Al-Zoghby)

« Le plus grand défi que j’af­fronte ici, c’est la cherté de la vie. Alors que j’habite dans la cité universitaire, je dépense environ 1 000 L.E. par mois pour le transport et les sorties. Les pauvres dans la capitale ont la vie dure. Dans les villages, l’écart entre les couches sociales n’est pas aussi fort. Les femmes du village s’ha­billent toutes de la même manière : une robe et un foulard, c’est presqu’un uniforme. Par contre, ici, c’est un véritable défilé de mode et les filles qui ne possèdent pas de garde-robe, comme les jeunes filles cairotes, paraissent misérables », explique Dalia qui vient de présenter son CV pour travailler dans une chaîne de télévision.

Pour la féministe Nihad Aboul-Qomsane, la question financière est aussi le plus grand défi qui entrave l’intégration des villageoises. Mais elles n’ont pas le choix : une fois leurs études terminées, ce n’est qu’au Caire qu'elles pourront s’imposer ; faire une carrière, bref percer. Nihad confie avoir rencontré beaucoup de jeunes filles compétentes. Mais leurs condi­tions modestes ne leur ont pas permis de continuer à résider au Caire, même si leurs familles l’acceptent, ce qui est d’ailleurs très rare.

Perturbée à l’excès
Le cas de Riham, 22 ans, en est une preuve. Etudiante en quatrième année, cette jeune native d’un village situé au gou­vernorat de Qéna a été renvoyée de la cité universitaire, car elle volait ses camarades. Les res­sources modestes de sa famille ne lui permettaient pas de bien s’habiller pour ressembler aux autres étudiantes.

Par ailleurs, les horaires fixes imposés à la cité universitaire ne permettent pas aux étudiantes de rentrer après 20h, et donc cette jeune fille ne pouvait pas tra­vailler le soir. Pour compenser le manque d’argent, Riham a commencé à voler ses cama­rades. « On a commencé à avoir des soupçons car, du jour au lendemain, cette jeune fille a complètement changé d’appa­rence et de comportement. Elle a même rompu ses relations avec les autres filles de la cité. Lorsqu’elle croisait l’une d’elles, elle faisait semblant de ne pas la connaître. Elle voulait passer pour une vraie Cairote et faisait tout pour dissimuler son dialecte de villageoise », assure une responsable de la cité universitaire qui a requis l’anonymat.

D’après le psychologue Ahmad Abdallah, professeur à la faculté de médecine de l’Université de Zagazig, dans une métropole comme Le Caire, l’angoisse est souvent le sentiment le plus pesant de cette période transitoire où la jeune fille tente de trouver son chemin.

Mais selon lui, ces filles arrivent à trouver des compromis. Il ajoute que cela dépend souvent du milieu d’où elles viennent. C’est souvent celles issues des sociétés très conservatrices qui subissent le plus grand choc.

Ces filles arrivent souvent dans la capitale avec une liste préconçue de choses interdites. Et face aux règles de la vie dans la capitale, elles se trouvent obligées de jongler entre leurs tradi­tions et les besoins de la vie moderne.

Héba, 22 ans, estime que les hommes ne vivent pas le même choc : ils ont un style de vie plus libre au sein de leurs villages. « Par exemple, dans mon village, je n’ose pas porter de panta­lon, alors qu’au Caire, ce genre de vêtements est souvent nécessaire à cause des acrobaties qu’il faut faire dans les rues et les transports. Les hommes n’ont pas ces problèmes », dit-elle.

Tawhida, originaire de Charqiya, s’est imposé un style de vie austère durant ses quatre années d’études : elle a décidé de vivre quasiment en soli­taire. Elle ne passe que trois jours par semaine au Caire et quatre jours dans son village natal. Elle communique très peu avec ses camarades et tente de conserver cette innocence. « Ma mère compare toujours la jeune villageoise à un fruit qui n’a pas encore mûri, ce qui fait tout son charme », lance timi­dement Tawhida.

Mais s’enfermer dans une coquille signifie forcément sacrifier ses ambi­tions. Zeinab, elle, a tout fait pour s’intégrer au Caire. Mais son évolu­tion a eu lieu avec beaucoup de pru­dence. Elle a d’abord remplacé son long foulard noir ample par une petite écharpe imprimée pour ressembler davantage aux Cairotes. Avec quelques touches de maquillage léger, elle apparaît déjà plus coquette. Pourtant, elle a conservé son dialecte de villa­geoise et elle se contente de tisser des relations d’amitié avec les filles de la cité universitaire. Mais, elle ose tout de même emprunter le cahier d’un étudiant.

« J’éprouve de la nostalgie pour mon village, l’odeur du pétrissage du pain de ma mère qui embaumait notre modeste maison rurale ne me quitte pas, mais je suis déterminée à m’impo­ser dans cette capitale et à faire mes preuves. Le jour où j’ai quitté mon village, j’avais pris la décision que mon départ serait sans retour », conclut Zeinab qui va bientôt entamer une carrière professionnelle au Caire .

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