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Art ou insulte ? Ça dépend du point de vue politique ...

Chahinaz Gheith, Dimanche, 27 octobre 2013

Pendant longtemps, les tags et les graffitis représen­taient l'émergence d'un nouveau style artistique apparu avec le 25 janvier. Aujourd'hui, ce sont les partisans de Morsi qui prennent le relais. Et plus personne ne parle d'art, mais d'insultes et d'incitation à la violence. En Egypte, le tag n'a pas fini d'être politique.

Graffitis
Le graffiti du 25 janvier rend hommage aux martyrs et décrit les batailles de rue. (Photo : Bassam Al-Zoghby)

« CC, le traître »: deux initiales pour désigner le général Al-Sissi. « CC, l’assassin », « Adly Mansour, le président tartour (un personnage insignifiant, servant de décor) ». Et ça continue : « Tawadros-le-chien ! L’Egypte est un pays islamique ! » « Ya Tayeb ya amil, (cheikh d’Al-Azhar : espion), tu as vendu le turban et la religion », « All cops are bastards » (tous les flics sont des bâtards).

Ceci n’est qu’un petit aperçu des phrases qui couvrent une bonne partie des murs du Caire. On voit partout des tags à caractère injurieux, faits à la va-vite. L’obscénité est de mise. Une simple tournée dans le centre du Caire suffit pour déchanter : la capitale s’est transformée en un théâtre d’injures et de vulgarité.

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Des injures adressées à Al-Sissi le traitant d'assassin sont taguées sur un microbus.(Photo : Bassam Al-Zoghby)

La plupart de ces insultes fleurissent à vitesse grand V sur les murs, principale­ment après les manifestations des partisans de Morsi. Elles sont même devenues des indices de leur passage. Quand de nouveaux tags apparaissent, les commentaires ne se font d’ailleurs pas attendre : « C’est une honte ! », « Quel intérêt y a-t-il à souiller les murs ? » ... autant de commentaires de passants visiblement offusqués.

Cette pollution visuelle ne cesse de s’am­plifier, notamment depuis l’éviction de Morsi. Du salut à quatre doigts, symbole de Rabea, au dessin du drapeau israélien jusqu’aux insultes destinées au général Al-Sissi, tout y passe. Ces propos vulgaires sont devenus, par leur ampleur, un véritable phénomène. Ils se retrouvent partout : façades des immeubles, stations de métro, établissements scolaires, balcons, panneaux publicitaires, administrations publiques, clubs, ponts … tout est défiguré. Aucun mur n’a échappé aux injures à l’égard de l’ar­mée, de son chef et des dignitaires reli­gieux.

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Les rues du Caire se sont transformées en un théâtre d'injures et de vulgarité. (Photo : Bassam Al-Zoghby)

« Nous ne capitulerons pas. Qu’on se le dise :On ne nous volera pas notre révolu­tion. Le coup d’Etat : c’est cela le vrai ter­rorisme ! », a peint Moustapha sur le mur du club de Maadi. Ce révolutionnaire anti-coup met la dernière touche à son nouveau tag et demande aux partisans de Morsi de descendre dans la rue pour soutenir la légi­timité.

Mais le lendemain matin, le mur du club a été repeint en blanc par des employés municipaux. Moustapha ne lâche pas prise. « Mabrouk pour la peinture neuve !, dit-il, amer. Effacez et nous ferons de nouveaux graffitis !». Et la même scène se répète quo­tidiennement d’un quartier à l’autre.

Il arrive souvent que nous assistions aux deux scènes à la fois. Une main qui nettoie et, quelques mètres plus loin, une autre qui commence à faire un nouveau tag. Mais jusqu’à quand ?

Réprimer

Pour faire face à cette contestation, le gouverneur de Guiza, Ali Abdel-Rahmane, vient d’imposer une amende de 10 000 L.E. à quiconque pris en flagrant délit. « C’est une dégradation des biens publics et une déformation du paysage urbain. En cas de récidive, ce sera la prison », lance le gou­verneur. Une décision bien accueillie par un certain nombre de citoyens à l’exemple de Soheir, femme au foyer, âgée d’une soixan­taine d’années. Elle ne supporte plus de mettre les pieds dehors à cause de ces pro­pos injurieux qu’elle voit sur les murs. « On fait tout pour embellir notre quartier. Ces incivilités me mettent hors de moi ! On est agressés par ces tags injurieux ! », s’in­digne-t-elle.

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(Photo : Bassam Al-Zoghby)

Dans la salle à manger de Soheir trône la photo du général Al-Sissi. Elle ne cache pas son admiration pour cet homme et l’armée.

Plus adoré que Staline au sommet de sa gloire, Al-Sissi est, selon elle, par­fait et irréprochable. Pour Soheir, l’armée non seulement protège le pays mais elle est aussi l’unique rem­part face au complot des Frères musulmans. Mais sur la façade de son immeuble c’est un autre discours : « Al-Sissi, sale traître, vendu, bâtard, tu seras un jour pendu pour tes crimes contre le peuple ». Avec un chiffon et de l’eau savonneuse Soheir nettoie encore et toujours ...

Changement de style ?

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(Photo : Bassam Al-Zoghby)

Pour la sociologue Samia Al-Saati, les murs d’aujourd’hui ne peuvent être comparés aux graffitis du 25 jan­vier. C’est une guerre de mots obs­cènes entre pro et anti-Morsi. On trouve en effet aussi des tags insultant Morsi et ses partisans : « Morsi : menteur, traître et félon, les Frères sont des moutons … ».

Dans cette guerre des mots, chacun se dit prêt à aller jusqu’au bout. Mais comme les Frères musulmans sont déstabilisés et peinent à se mobiliser (leurs dirigeants ont été arrêtés, leurs chaînes satellites fermées, les activi­tés de la confrérie interdites et ses biens saisis), leur seul espace d’ex­pression est les murs, dernière astuce pour faire entendre leurs voix. « Mais, pourquoi les gens rejettent-ils ces tags ? C’est le seul moyen d’expres­sion qui reste aux Frères. Lorsque les révolutionnaires du 25 janvier taguaient des insultes pour critiquer les symboles de l’armée et de la police, à l’époque personne ne consi­dérait leurs graffitis comme une dégradation des biens publics », s’in­digne Hassan, propriétaire d’un petit kiosque à Doqqi.

Aujourd’hui, le but est de dénoncer le coup d’Etat militaire et de ternir la réputation du ministre de la Défense, Abdel-Fattah Al-Sissi, qui a orches­tré, le 3 juillet, la chute de Morsi. Ils n’oublient pas non plus d’insulter les personnes proches du pouvoir et d’in­citer à la sédition sectaire à travers des tags sur les portes et les murs des églises.

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Les employés municipaux effacent les tags des Frères musulmans et repeignent les murs.(Photo :Mona Abaza)

Et ils semblent se prendre au jeu, jusqu’à devenir des experts en la matière, adoptant les codes et les pra­tiques de ce style artistique particu­lier. Le matériel utilisé reste toutefois modeste : des bombes de couleurs rouge et noir, un marqueur ou un fusain.

Mais pour la sociologue, le message ne passe pas bien et attise la haine. « Les Frères musulmans ne veulent pas comprendre qu’il ne peut pas y avoir d’autre révolution. Leur position consiste à dire : soit vous cédez, soit vous nous tuez tous. Cette position se retrouve sur les murs qui se teintent de haine et violence ».

L’art selon un critère politique

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(Photo : Bassam Al-Zoghby)

Moustapha Chawqi, spécialiste des tags et des graffitis, estime que ces propos injurieux gribouillés sur les murs ne peuvent être considérés comme des graffitis à part entière. Quand les partisans de Morsi ont tagué les murs et les statues de la capitale, traitant d’assassin et de traître Al-Sissi, ils ont voulu imiter les révolutionnaires du 25 janvier dont les tags représen­taient une forme d’activisme, ou d’« artivisme ».

Il pense que cette grossièreté porte atteinte au graffiti dans son ensemble. « Ce groupe qui a toujours rejeté l’art ne pourra jamais être créatif ni réus­sir à faire sortir des expressions artis­tiques ou esthétiques ». Il établit une comparaison entre les tags à caractère injurieux et un graffiti qui résume en trois phrases peintes sur un mur du Caire deux ans de combats, d’espoirs et de désillusions : « 2011 : A bas Moubarak. 2012 : A bas le pouvoir militaire. 2013 : A bas le pouvoir des Frères musulmans ».

A deux pas de la célèbre place Tahrir, de larges fresques murales retracent les étapes du soulèvement populaire. Elles rendent hommage aux martyrs, décrivent des batailles de rue, caricaturent les puissants d’hier et d’aujourd’hui ...

Le graffiti est apparu avec la révolu­tion du 25 janvier. Son contenu est avant tout politique, changeant en fonction des événements. « Quand quelque chose se passe, les gens sor­tent dans la rue et dessinent. Ensuite on en parle, souligne Chawqi. Les murs de nombreux bâtiments donnent ainsi l’humeur de la rue, diffusent les mots d’ordre, dénoncent la répression. Fin 2012, pour s’opposer à la nouvelle Constitution rédigée par les Frères musulmans et les salafistes, on a recouvert les murs d’enceinte du palais de caricatures du président en pha­raon et autres revendications popu­laires pour la liberté et la dignité ».

Selon lui, les partisans de Morsi et les employés du palais ont rapidement effacé les oeuvres irrévérencieuses, qui continuent toutefois de fleurir à d’autres endroits de la ville. Sous le pouvoir des Frères musulmans, ils raturaient tous les graffitis critiquant les Frères. Le vent a tourné : c’est désormais l’inverse qui se produit, les tags pro-armée sont tolérés, pas les tags pro-Frères.

Aujourd’hui, ces mêmes employés municipaux effacent les tags des Frères musulmans et repeignent les murs. Mais pour Hassan, propriétaire d’une épicerie, rien ne peut empêcher les tagueurs de s’exprimer. « Au lieu de dépenser de l’argent pour ces opé­rations de nettoyage, n’est-il pas pré­férable de le réserver à d’autres causes plus importantes et de laisser les partisans de Morsi batailler avec les murs ? ». La voie de la sagesse ... .

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