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Au temple des senteurs et des arômes

Hanaa Al-Mekkawi, Dimanche, 20 juin 2021

Comme des rois dans leur royaume, les herboristes de la rue Al-Hamzawi Al-Saghir dirigent depuis longtemps le commerce des épices et des plantes aromatiques. Reportage.

Au temple des senteurs et des arômes
Al-Hamzawi Al-Saghir est le plus vieux et le plus grand marché des épices en Egypte.

Le quartier d’Al-Azhar, une atmosphère particulière née de la présence de monuments anciens, sites touristiques et marchés populaires. La rue Al-Hamzawi Al-Saghir fait partie intégrante de ce lieu magique. C’est là où se trouve le plus vieux et le plus grand marché des épices en Egypte qui date de la période fatimide, il y a environ 850 ans (969-1171). Difficile de remarquer la plaque portant le nom de la rue, fixée entre les murs de deux grandes bâtisses histo­riques. Pour y arriver, il suffit de suivre les ouvriers journaliers chargés de sacs en toile ou en plastique dont les odeurs épicées révèlent le contenu. Une longue rue d’environ deux mètres et demi de largeur où se dressent de petites bou­tiques collées les unes aux autres. Au-devant de ces boutiques, des ton­neaux en bois ou des sacs en tissu à rayures multicolores contenant toutes sortes d’épices et d’herbes aromatiques séchées et exposées sur des étals placés à plusieurs niveaux, allant du bas jusqu’au rang le plus haut. Des épices et des plantes d’origine végétale, certaines connues de tous, d’autres par les spécia­listes uniquement.

Au temple des senteurs et des arômes
La différence entre le médecin et l’herboriste c’est la blouse blanche… ainsi croient les grands du souk. (Photo : Mahmoud Madh AI-Nabi)

Des clients déambulent entre les étals, cherchant des produits de qualité au meilleur prix. Parmi la foule se faufilent des garçons de cafés tenant haut leurs plateaux chargés de tasses de café et de thé pour les offrir aux marchands, et parfois à leurs clients. De temps à autre, des ouvriers portant sur le dos de lourdes charges de marchandise signa­lent leur passage avec des sifflements pour se frayer un passage. Une foule en mouvement, des sons, des odeurs et des couleurs en parfaite harmonie dans ce qui semble être un chaos.

Debout devant son magasin, Ahmad ne cesse pas de plaisanter avec les clients qui éternuent. « Nous passons la plus grande partie de notre temps au milieu de ces odeurs persistantes et piquantes, et donc, nous nous y sommes habitués, ce qui n’est pas le cas des clients. Alors, dès qu’ils arrivent dans la rue, ils ne cessent d’éternuer et de tousser », dit Ahmad, 28 ans, derrière lequel on peut voir sa licence de com­merce suspendue sur le mur.

Comme la plupart des commerçants installés dans la rue, Ahmad a hérité cette herboristerie de son grand-père. Ce dernier a commencé à lui apprendre les secrets du métier alors qu’il avait 8 ans. Assis à son bureau, il vient de rece­voir de la marchandise. Il saisit une petite poignée d’épices pour la frotter entre les mains, paume contre paume. Il l’approche de son nez et la porte sur le bout de la langue, puis donne ses ins­tructions aux ouvriers. Après 20 ans dans le métier, il est devenu un expert dans le domaine des épices et plantes aromatiques. Il a acquis son expérience d’abord de son grand-père, puis de son père et des marchands étrangers qu’il a rencontrés lors de ses voyages.

Comme lui, tous les marchands dans ce souk possèdent un savoir-faire de haut niveau dans le domaine des épices. « C’est d’ici que le métier s’est répandu dans toute l’Egypte », dit Ragab Al-Attar, herboriste et président de la section des herbes à la Chambre de commerce. Lui-même est issu d’une famille d’herboristes comptant parmi les plus anciennes. D’après ses dires, le commerce des plantes aromatiques et des épices au Caire atteint environ les 8 millions de L.E. par an, et le nombre des herboristes enregistrés à la Chambre de commerce est d’environ 4000.

Un monde de secrets

Au temple des senteurs et des arômes
(Photo : Mahmoud Madh AI-Nabi)

Plus le temps passe, plus la foule devient dense. « Le commerce des épices est le plus ancien que les Egyptiens aient connu. Un métier que nos ancêtres nous ont légué d’une géné­ration à l’autre. Ils nous ont transmis leurs vastes connaissances et dévoilé les secrets qui ont fait d’eux de grands experts en épices », dit Mohamad Radi, 68 ans. Portant une djellaba, un bonnet et une écharpe, il ressemble à ses ascen­dants dont les photos sont suspendues sur les murs de la boutique. Il a gardé son costume traditionnel et son magasin n’a pas changé d’aspect: des dizaines de petits tiroirs en bois de couleur mar­ron foncé, une balance en fer avec deux poignées en cuivre (modèle très ancien, remplacé actuellement par la balance numérique). En général, l’aspect ancien est bien conservé, car toutes les bou­tiques sont construites sur un pan de mur de la mosquée historique Al-Achraf.

« Il existe plus d’un million d’espèces d’épices et d’herbes aromatiques dans ce souk », dit Radi. « Mais les épices essentielles, on les trouve chez n’im­porte quel herboriste. Le prix et la qualité sont presque les mêmes partout, et chaque client se rend chez son com­merçant préféré », ajoute-t-il, en citant la coriandre que l’on vend dans tous les magasins, tout en précisant de faire attention, car il y a des graines de coriandre femelles et d’autres mâles et que ces dernières sont meilleures. On peut les distinguer par leur calibre, un peu plus gros que les autres. Un petit détail que peu de gens peuvent obser­ver, mais qui donne un goût exquis aux plats, selon Radi. La même chose pour les grains de poivre qui se ressemblent tous, alors qu’il existe cinq espèces vendues sur le marché et importées de 5 pays, le grain brésilien est de qualité supérieure. Radi explique que le poivre indien est le meilleur au monde, mais personne ne peut l’importer, car son prix a nettement augmenté suite à la hausse du prix du dollar et des frais de transport. « Partout dans le monde, le poivre occupe une place essentielle parmi les autres épices. Il existe une bourse qui détermine son prix, exacte­ment comme l’or », dit Radi. Une vaste connaissance et une riche expérience qui ont rendu les commerçants de ce souk les plus réputés dans ce domaine.

Au temple des senteurs et des arômes
Herbes, épices, encens, produits de beauté et de santé … tout se trouve ici. (Photo : Mahmoud Madh AI-Nabi)

C’est dans la rue Al-Hamzawi Al-Saghir que toutes les décisions concernant les épices sont prises. Elles sont appliquées par tous les vendeurs d’épices qui se trouvent dans les quatre coins de l’Egypte. Ahmad Amin affirme que les grands noms du souk se rassemblent chaque matin pour réviser les prix après avoir fait une évaluation du marché.

Dans un coin du souk, la poussière et les odeurs deviennent plus fortes, et en s’approchant, on découvre que c’est là où l’on moud les épices et extrait les huiles essentielles. Beaucoup de gens se retrouvent ici. Chacun sait ce qu’il veut et attend son tour debout ou assis sur une banquette en pierre dont on ne peut distinguer la couleur tout comme les murs de l’atelier. Exposés aux pous­sières des épices moulues, les visages des propriétaires et des ouvriers sont méconnaissables. « Je viens ici régu­lièrement pour acheter des épices pour mon magasin, et je profite aussi pour faire la prière à la mosquée d’Al-Hus­sein », dit Nabil Ali, herboriste qui possède un magasin à la cité du 6 Octobre.

Au temple des senteurs et des arômes
Herbes, épices, encens, produits de beauté et de santé… tout se trouve ici. (Photo : Mahmoud Madh AI-Nabi)

Cependant, le commerce des épices n’est pas la seule activité à faire la réputation de l’endroit. Les herbes aro­matiques rapportent aussi de l’argent, car les clients et les marchands pensent qu’elles sont la solution à beaucoup de problèmes de santé et de beauté. « La différence entre le médecin et l’herbo­riste, c’est la blouse blanche », indique Ahmad, répétant les paroles de son grand-père et de son père. D’après ce dernier, le monde des herbes est une science dont les herboristes connais­sent les secrets. Ils sont capables de préparer des médicaments et des pro­duits de soin de beauté. « Les vrais herboristes comme nous ont passé leur vie à observer, à chercher, à apprendre et à lire, ils ne sont pas comme ceux qui prétendent l’être et paraissent sur les différentes chaînes de télévision, met­tant en doute notre crédibilité », dit Ahmad, en indiquant que son père pré­parait des potions magiques qui ser­vaient comme remèdes, et ce, en mélangeant quelques herbes avec d’autres ingrédients. Les étagères de son magasin sont ornées de boîtes et de flacons remplis de produits naturels pour la beauté ou la santé. Ahmad assure que ce sont des produits natu­rels, mais avec un tout petit pourcen­tage de produits chimiques. « Le client n’a pas cette patience d’attendre les résultats auxquels il aspire. Et si on me demande mon conseil, je préfère les produits préparés uniquement avec des herbes naturelles, même si cela prend un peu plus de temps pour constater les résultats », explique Ahmad, en affir­mant que les herboristes de ce souk ont gagné une haute réputation dans le monde entier. Ils exportent des épices, des herbes aromatiques et des produits fabriqués avec ces plantes végétales.

« Au début, je venais ici en compa­gnie de ma mère et ma tante. A présent, je viens avec mes cousines et mes amies pour acheter des épices et d’autres besoins personnels que l’on ne peut trouver nulle part, car les potions sont préparées chez un herbo­riste que je connais bien et qui les prépare exprès pour moi », dit Nadia, femme au foyer et mère de deux enfants, qui vient du gouvernorat de Charqiya. Après avoir acheté tout ce dont elle a besoin, elle s’offre une petite balade dans le quartier avant de prendre son déjeuner et rentrer chez elle. Herbes, épices, encens, produits de santé et de beauté, chacun peut trou­ver ici ce qu’il veut.

Potions magiques ?

Au temple des senteurs et des arômes
Là, on moud les épices et extrait les huiles essentielles. (Photo : Mahmoud Madh AI-Nabi)

Mais il y a aussi les produits de la sorcellerie que les gens viennent ache­ter sous les ordres des charlatans. Une chose que la majorité des herboristes disent ne pas faire. Beaucoup d’herbo­ristes refusent de vendre les produits servant à concocter des mélanges pour faire de la sorcellerie ou d’autres actes considérés illégaux. « Les crânes indiens » par exemple, on n’en trouve pas facilement ici, car ce produit est utilisé pour les avortements. Cependant, il y en a qui sont plus flexibles que d’autres et les vendent en toute discrétion. Grâce à un élément indicateur, un renard empaillé par exemple, ces herboristes sont faciles à repérer et leurs clients savent qu’ils vont trouver chez eux tout ce dont ils ont besoin. Et le même rythme effréné se poursuit toute la journée. Mais à 22h, les marchandises disparaissent des trottoirs et les magasins ferment leurs portes. A ce moment, l’endroit reprend son ancienne apparence et devient un quartier chargé d’histoires. On peut même imaginer les événe­ments qui s’y sont déroulés il y a des centaines d’années, puisque ce souk a servi, un jour, de marché d’esclaves, d’étables à chevaux et même de mar­ché de foin.

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