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Expression confisquée : à qui le tour ?

Dina Darwich, Lundi, 12 août 2013

La fermeture de 5 chaînes religieuses islamiques suscite la polémique dans la rue égyptienne. Entre détracteurs et partisans de cette mesure, la crainte est au fond la même : voir une liberté essentielle disparaître.

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« nous sommes des accusés que tous criblent d’accusations, en interdisant le droit à se défendre. On nous oblige à garder le silence et à supporter passivement un sort qui nous est imposé, en fermant tous les canaux qui permettent de nous exprimer », s’indigne une journaliste de la chaîne Misr 25, dépendante des Frères musulmans. Un cri de détresse qui trouve écho chez les activistes politiques aussi bien que dans la rue égyptienne après la décision du ministère de l’Intérieur de fermer 5 chaînes religieuses islamiques et d’arrêter certains présentateurs d’émissions. Cette décision a été prise suite à la destitution du président Mohamad Morsi et a soulevé de vives polémiques.

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Photo: AP

Dans l’appartement de Hosni, concierge, 45 ans, situé au rez-de-chaussée d’un immeuble du centre-ville, cette discussion s’impose à l’heure du dîner où toute la famille se réunit. Malgré le niveau d’instruction limité du père de famille et de ses 6 enfants, ils ne sont pas d’accord sur le fait de fermer ces chaînes religieuses.

« La politique ne représente qu’une partie du contenu de ces chaînes qui nous permettaient de mieux connaître les principes de la religion. Il n’y a pas d’autre alternative pour nous car la dose religieuse et spirituelle est insuffisante que ce soit sur les chaînes officielles ou privées. Par contre, les chaînes Al-Hafez (le gardien), Al-Nass (les gens), Al-Chabab (les jeunes), Al-Rahma (la miséricorde) et Misr 25 (Egypte 25) nous présentaient des oulémas capables de nous parler d’une manière simple qui convient à notre niveau d’instruction », explique-t-il.

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Dans le même immeuble, Mona, femme au foyer et épouse d’un ingénieur, a un tout autre avis. « Pour moi, ces chaînes tentent de manipuler les simples d’esprit. Elles leur offrent le poison dans le miel. Elles profitent de la piété des Egyptiens qui sont très souvent à la recherche d’informations religieuses quasiment absentes de la télévision officielle. Mais en réalité, ces chaînes diffusent des discours pleins d’animosité et incitent à la violence au moment où la nation traverse une mauvaise passe. Fermer ces chaînes est une nécessité qu’impose la situation politique », dit-elle.

C’est dans ce climat de terreur que vivent aujourd’hui les décideurs politiques. Ils profitent de l’effroi que ressent une grande partie de la population pour justifier ce genre de mesures jugées « oppressives » par certains. Sur son compte Facebook, le journaliste Waël Gamal affirme que les régimes autoritaires font souvent croire aux citoyens qu’ils les protègent d’un danger imminent.

Acte illégal

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Pour leur part, sept organisations oeuvrant dans le domaine des droits de l’homme ont exprimé leur angoisse vis-à-vis de la fermeture de ces chaînes. Le centre Al-Nadim pour la réhabilitation des victimes de la violence et de la torture, l’Organisme de la liberté de pensée et d’expression, l’Initiative égyptienne pour les droits personnels, le Centre égyptien pour les études des droits de l’homme, entre autres, ont publié un rapport dans lequel ils ont précisé que l’appel à la violence est illégal. Mais il faut le prouver avec une série de mesures judiciaires qui garantissent la transparence, respectent la loi et excluent toute généralisation ou injustice. Ces organisations ont lancé un appel à la nécessité de respecter la loi et les conventions internationales et de ne pas recourir à des mesures exceptionnelles sous prétexte que les conditions politiques l’exigent.

« La machine militaire va se mettre en marche et personne ne pourra l’arrêter. Ce qui est une exception aujourd’hui deviendra une loi demain », opine Amr Mohamad, 32 ans, chercheur dans une ONG pour les droits de l’homme. Il poursuit : « Ce sont les citoyens qui alimentent cette machine. J’ai été choqué par le fait de découvrir que, malgré l’oppression que l’Egyptien a subie tout au long de son histoire, il y a toujours en lui un côté fasciste. Les défenseurs les plus farouches des droits de l’homme ne font pas exception », confie le chercheur.

Mais pour d’autres, la situation est bien différente. C’est une question de vie ou de mort. Héba Mohamad, professeur à l’université, assure : « La liberté d’expression n’est pas un droit absolu, elle devrait plutôt avoir des limites. Mon droit à l’accès à l’information ne doit pas se heurter aux droits d’autrui de vivre en paix. La liberté d’expression fut l’une des principales raisons du déclenchement de la guerre civile au Liban durant les années 1970. Allons-nous suivre la même voie ? Je suis pour la fermeture de toutes les chaînes qui sèment la zizanie quelle que soit leur appartenance.

Il faut impérativement mettre un terme à la division au sein du peuple et assurer sa cohésion. C’est l’objectif le plus important pour le moment même s’il faut payer un prix fort. La vie des citoyens prime sur la limitation de la marge des libertés », en poursuivant qu’il est temps aussi de bloquer les sites, les blogs et les forums extrémistes qui ont contribué, depuis les années 2000, à exacerber le conflit. « Il faut mettre un terme à ce discours belliqueux qui va inéluctablement mener à une guerre civile entre les deux camps : celui de Rabea et celui d’Ittihadiya », ajoute Héba Mohamad.

Principes du 30 juin

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Ces arguments ne semblent pas convaincre beaucoup de citoyens qui optent de plus en plus pour une troisième voie qui est entre celle de Rabea et celle d’Ittihadiya et de Tahrir. « Les principes des droits de l’homme ne doivent pas être modifiés selon les données du moment. Les droits de l’homme ne sont pas divisibles. Alors s’il faut fermer les chaînes religieuses sous prétexte qu’elles présentent des émissions qui incitent à la haine, il faut aussi fermer les chaînes privées qui n’ont pas cessé — sous Morsi — de verser de l’huile sur le feu mais à leur manière et selon les intérêts de leurs propriétaires », lance Abir, journaliste de 32 ans.

Pire encore. Selon la même source, certains journalistes et présentateurs d’émissions dans ces chaînes fermées ont été arrêtés avec leur liberté confisquée. Un droit pour lequel les syndicalistes ont lutté pendant le régime de Morsi aussi bien que celui de Moubarak. Les escaliers du bâtiment du syndicat des Journalistes au centre-ville du Caire en sont les témoins.

D’après Diaa Rachwane, président du syndicat des Journalistes, les opinions qui prétendent que les principes du 30 juin sont contre la liberté d’expression sont erronées. D’ailleurs, 22 employés des chaînes religieuses ont été arrêtés dans la cité du 6 Octobre. « Les mesures de leur libération sont en cours », poursuit le président du syndicat.

Pourtant, l’avis de Abir défendant les droits de l’homme ne trouve pas d’écho chez ses collègues. Dans son bureau, elle ne cesse de débattre de ce sujet. La chaleur du mois d’août se mêle à celle de la discussion qui s’anime de plus belle. Dalia, 27 ans, journaliste, s’interroge : « Qui a porté atteinte à ces droits ? Les partisans du courant religieux ont été les premiers à attaquer les journaux, à l’instar d’Al-Watan et Al-Wafd, pour terroriser les journalistes et les museler. Qui a assiégé la Cité de la production médiatique au 6 Octobre et a tenté d’y entrer pour attaquer le personnel de certaines chaînes opposantes ? », avance-t-elle.

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Certains accusent des chaînes religieuses d'alimenter la violence dans la rue égyptienne.

Mais une question s’impose : faut-il exclure les islamistes de la scène politique ? « La réponse est non », ajoute Sameh Al-Barki, activiste libéral et ex-membre de la confrérie des Frères musulmans. « Cette solution va nous entraîner vers l’enfer. Pour établir un Etat démocratique, le dialogue est la seule issue », commente Al-Barki qui montre une inquiétude vis-à-vis du discours adopté actuellement par certains médias et qui risque d’ouvrir la porte à une discrimination vis-à-vis de tout symbole religieux. « Nombreux sont les barbus et les monaqqabat (les femmes intégralement voilées) que l’on attaque maintenant dans la rue. Ces attaques récentes font-elles partie de la démocratie et du respect des droits de l’homme auxquels on aspire ? », s’interroge-t-il.

Cette situation a poussé Al-Azhar, la plus grande institution religieuse en Egypte, à présenter un communiqué condamnant toutes sortes de violences contre les barbus et les monaqqabat. Cheikh Ahmad Al-Tayeb, imam d’Al-Azhar, s’est également indigné contre la fermeture des chaînes religieuses malgré son rejet de leurs discours. Mais la situation reste explosive .

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