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Vacances : Autres temps, autres moeurs …

Hanaa Al-Mekkawi, Mercredi, 09 septembre 2020

Comme tous les aspects de la vie des Egyptiens, les vacances en bord de mer ou « al-massiaf » ont connu bien des évolutions au fil des années. Des modes qui changent, de nou­velles stations bal­néaires qui ont la cote puis ne l’ont plus, des estivants aux comportements différents, « al-mas­siaf » n’est finalement que le reflet d’une société en perpé­tuelle mutation.

Vacances : Autres temps, autres moeurs …

En préparant les bagages pour aller au bord de la mer, Dalia s’est longuement attardée en découvrant les objets rangés par ses deux enfants dans les valises. Des tas d’habits, des chaussures à talons hauts, des boîtes de maquillage, plu­sieurs lunettes de soleil et d’autres objets inutiles qui, du point de vue de la maman de 40 ans, ne conviennent pas aux vacances en bord de mer. « Si on va au bord de la mer c’est pour fuir ce rythme infernal que nous vivons de tous les jours, alors il faut être le plus simple possible », lance Dalia, une remarque cinglante pour ses enfants qui sont res­tés sans voix, incapables de répliquer. Pour elle, le concept des vacances au bord de la mer a changé, un monde sépare cette nouvelle génération à la sienne. « On choisissait des vêtements pratiques, et ce qui était important pour nous étaient les jeux, comme les cartes, les échecs, les raquettes, le Monopoly et bien sûr les bouées de sauvetage », raconte Dalia, qui s’apprête à se rendre à la Côte-Nord pour passer une semaine de vacances en famille. Dalia a loué un chalet, ce qui lui coûte une fortune, mais elle n’a pas le choix. Tous ses amis et cousins passent leurs vacances là-bas, dans des chalets qui leur appartien­nent ou pris en location.

Dès que l’été pointe le bout de son nez, la majorité des familles égyp­tiennes, tout comme celle de Dalia, se ruent vers la mer pour retrouver un peu de fraîcheur. C’est aux mois de juillet et d'août qu’on observe la plus grande affluence sur les plages. C’est la période d’« al-massiaf », un mot tiré de « al-saïf » qui signifie l’été. Cette période, qui revêt une grande importance dans les familles, a pris d’autres allures au fil des ans et ses rituels ont simultanément évolué avec les changements sociaux, politiques et économiques, comme le mentionne l’intellectuel Galal Amin dans son livre Qu’est-ce qui est arrivé aux Egyptiens pendant 50 ans, 1945-1995 ? « Actuellement, al-massiaf n’est plus comme avant, beaucoup de choses qui étaient appréciées par les estivants ont disparu laissant place à d’autres plus à la mode de nos jours. Quand j’étais jeune, mes parents disaient la même chose en se rappelant leurs beaux jours passés au bord de la mer », dit l’homme d’affaires, Hani Réfaat, 55 ans. Pour constater ce changement, il suffit de jeter un coup d’oeil sur les photos de plage prises de nos jours avec les téléphones portables et diffusées sur les réseaux sociaux et les comparer avec celles qui sont casées dans des albums photos par les générations pré­cédentes, et celles en noir et blanc ran­gées dans les tiroirs des grands-parents.

Ras Al-Barr et Montazah versus Hacienda et Marassi

Et, comme le dit Galal Amin dans son livre : les différences entre les classes sociales sont visibles et avec plusieurs détails comme la manière de s’habiller, de manger, de boire, de s’amuser et même de passer des vacances. Avant la Révolution de 1952, qui a marqué la fin de l’époque royale en Egypte, al-mas­siaf était l’apanage des classes favori­sées. Les photos et les nouvelles de ces estivants sur les plages d’Alexandrie et de Ras Al-Barr occupaient les grands espaces des magazines et des journaux. A cette époque, même le roi passait tout l’été dans son château de Montazah à Alexandrie. Les membres du gouverne­ment se rendaient à Alexandrie où ils siégeaient pendant l’été. Cette classe aisée était considérée par l’ex-président Gamal Abdel-Nasser comme une mino­rité, car elle ne dépassait pas 0,5 % de la société. Après la Révolution, le nombre des plages à Alexandrie a augmenté, et la classe moyenne a commencé à s’y rendre régulièrement pour passer les vacances. « A cette époque, les plages d’Alexandrie ressemblaient à celles de la Riviera en France », dit Magda Al-Khatib, 75 ans, à la retraite. Elle ajoute que les vacances débutaient au mois de juin et s’étendaient sur trois mois. Les estivants passaient leurs vacances en bord de mer sous des para­sols en bois et louaient parfois des cabines qui se dressaient tout le long de la plage. « On jouait avec nos raquettes sur le sable, et tout le monde (hommes et femmes) portaient des maillots. On passait la journée à barboter dans l’eau et on ne rentrait qu’au coucher du soleil pour dîner, puis, on allait se bala­der le long de la corniche ou on allait au cinéma », se rappelle Magda.

Pendant les années 1960, 1970 et au début des années 1980, les plages d’Alexandrie étaient fréquentées par la classe aisée et la classe moyenne. D’autres accueillaient les classes popu­laires comme Baltim, Gamassa et, enfin, Ras Al-Barr qui les a rejointes quelques années plus tard. D’après Randa William, cheffe de département dans une société multinationale, l’esca­pade annuelle vers les plages d’Alexan­drie, surtout Maamoura, était sacrée. Tous les membres de la famille se ras­semblaient pour organiser et passer leurs vacances ensemble. « Très exci­tés, mes frères et moi, nous ne dormions pas la veille du départ, car il fallait préparer nos valises et aider notre mère à préparer les sandwichs et les frian­dises qu’on allait déguster le lendemain durant le trajet. Arrivés à destination, nous passions notre temps à jouer et à nager, et le soir, on se rassemblait à la terrasse avec nos cousins pour papoter ou se raconter des histoires », raconte Randa, 50 ans, avec plein d’enthou­siasme, en ajoutant que ce sont ces souvenirs d’al-massiaf qui ont fait de son enfance une période heureuse. Et d’ajouter : « Aujourd’hui, lorsque je rencontre les gens de ma génération, nous partageons les mêmes souvenirs vécus ensemble au bord de la mer. C’est là où tous les membres de la famille se rassemblaient, où les enfants pouvaient s’éclater en jouant avec le sable, ou en barbotant dans l’eau, les jeunes déam­bulaient pour écouter les nouvelles chansons, et c’est au bord de la mer que les belles histoires d’amour ont com­mencé ».

Alexandrie, un nouveau visage

Petit à petit, les couches populaires ont envahi les plages d’Alexandrie, ce qui a poussé les estivants des classes moyenne et aisée à chercher d’autres plages. Et donc, vers les années 1980 et 1990, les plages de Agami, à l’est, qui étaient réservées avant les années 1950 aux étrangers qui cherchaient des coins privés, à l’exemple de Byanky, Hanoville, Bitache, sont devenues les sites les plus prisés. Un nouveau genre est apparu portant le nom des estivants de Agami, « les Agamistes ». On observait le style de ces derniers et leurs nouvelles circu­laient partout. Là, al-massiaf a pris une autre allure et les règles ont chan­gé. La vie nocturne gagne du terrain. Pour éviter la canicule, les estivants préfèrent dormir la matinée. Ils vont nager vers 15h et rentrent au coucher du soleil, puis ils vont passer la soirée à écouter de la musique ou s’adonner à d’autres activités. Les premiers fes­tivals en bord de mer ont débuté à Alexandrie avec le chanteur Amr Diab. Les boissons alcoolisées circu­laient normalement à la plage.

D’année en année, les estivants, d’origine rurale et des classes popu­laires, ont envahi les plages d’Alexan­drie, ce qui a poussé à ouvrir de nou­velles plages, plus loin que Agami, mais toujours à l’est sur la Côte-Nord. Elles sont devenues les lieux de prédi­lection des estivants à la place des anciennes plages de la fin des années 1980. Au début, c’était des villages touristiques dotés de chalets privés entourés d’espaces verts et avec tous les services nécessaires. Un endroit qui permet aux estivants de jouir de la mer comme avant. « Quand j’avais 21 ans, lorsqu’on partait à Alexandrie pour passer les vacances d’été, mes amis et moi on tenait à faire une petite esca­pade d’un jour ou deux à Agami pour voir ces jeunes qui étaient audacieux à cette époque-là. Cela nous plaisait à tel point qu’un jour, on a dit à nos parents qu’on ne voulait plus passer nos vacances à Alexandrie », dit Essam El-Rawi, fonctionnaire dans une banque.

Quelques années après la construc­tion des nouvelles villes touristiques, les parents de ce dernier ont acheté un chalet à la Côte-Nord et ont délaissé Alexandrie. Certaines plages ont perdu de leur notoriété tandis que d’autres, plus belles, ont fait leur apparition, et entre celles-ci et celles-là, la plage reste l’endroit qui reflète les changements qu’a connus la socié­té. Les nouveaux villages touristiques n’ont pas arrêté de pousser comme des champignons tout au long de la Côte-Nord, jusqu’à la ville d’Al-Alamein, distante de presque 112 km d’Alexan­drie. Construits vers la moitié des années 1990, ils ne ressemblaient guère à ceux de Agami. Marina a été un lieu de villégiature prestigieux. Il rassemblait les ministres, les hommes d’affaires et les comédiens. Il a été construit de manière différente : de vastes espaces, des lacs artificiels sur lesquels des bateaux sont amarrés, des restaurants et des cafés partout et un grand marché. Bien loin de la vie simple d’antan à la plage, Marina reflétait le rêve que les estivants vou­laient réaliser en rejoignant cette société élitiste. Par la suite, il y a eu Marina 2, 3 jusqu’à 7. « Même si on possédait un chalet à Maraqia, on se rendait chaque jour à Marina. Là-bas, on pouvait voir des stars et des per­sonnalités de grande notoriété atta­blées aux terrasses des cafés. De plus, le rythme de la vie était époustou­flant », dit Afaf, 40 ans.

La Côte-Nord a toujours la cote

Actuellement, Marina n’est plus sous les feux des projecteurs comme avant et ses nouvelles n’intéressent plus les journaux, après que les gens importants ont quitté le coin. Ces der­niers en ont eu assez des embou­teillages et de l’affluence. Ils sont par­tis vers de nouveaux sites balnéaires. Marassi et Hacienda sont les nouveau-nés de ces villages qui se distinguent par leur architecture plus moderne. Quant aux estivants qui les fréquen­tent, ils ont un style de vie bien parti­culier et un mode de consommation effréné. « Là, al-massiaf prend l’as­pect de sorties et la baignade est mise de côté », dit Chérine Nader, 32 ans. La liste des règles imposées à Agami continuent d’être respectées mais avec plus de particularités. Sur les plages, les estivants commencent à apparaître vers 15h. Tous ont le look de supers­tars avec leurs maillots de bain ou leurs cache-maillots dernier cri. On entend plusieurs langues étrangères plutôt que l’arabe. Les femmes arri­vent à la plage coiffées, maquillées et même tirées à quatre épingles. Rares sont celles qui se baignent, elles se contentent de s’allonger sur les chaises longues pour bronzer en buvant des boissons fraîches ou alcoolisées que des serveurs vendent sur la plage. Le marché est constitué de magasins qui vendent des articles de grandes marques. Les restaurants et les cafés portent les enseignes de chaînes inter­nationales.

Les plus conservatrices ou les femmes voilées vont aux plages consacrées exclusivement aux femmes avec les mêmes services luxueux. « C’est ça pour moi al-mas­siaf, des sorties pour passer du bon temps tout en ayant autour de moi ce dont j’ai besoin », dit Karim Nachaat, 25 ans. Ce dernier entendait ses parents raconter avec beaucoup de nostalgie leurs vacances passées à Alexandrie ou à Ras Al-Barr avant en compagnie de leurs parents, mais il ne peut pas supporter un tel massiaf où la famille se rassemble chaque matin pour aller nager, et le soir pour bavar­der à la terrasse ou sortir pour manger des glaces. « Des vacances que je trouve trop monotones », dit le jeune homme.

Des alternatives moins chères

Loin des côtes méditerranéennes, de nouvelles plages sont à la mode tout le long de la mer Rouge comme Gouna, Aïn Al-Sokhna, Dahab, Ras Sedr, Hurghada, Marsa Alam ou Charm Al-Cheikh, lieux où certains aiment passer leurs vacances d’été, malgré la canicule. « Il fait très chaud la jour­née, mais on jouit de tous les services d’hôtellerie et on est servis comme des rois », dit Ahmad Khaled, qui n’aime pas le style de vie de la Côte-Nord et préfère passer ses vacances avec sa famille à Gouna.

Cette image d’al-massiaf n’a pas seulement appuyé sur l’aspect de la différenciation entre les couches sociales suivant leurs moyens finan­ciers, mais a privé une grande tranche de la classe moyenne de s’y rendre facilement. Ces derniers, qui ne peu­vent pas aller dans les plages publics d’Alexandrie, n’ont pas les moyens pour s’offrir un chalet dans les nou­velles plages. Alors, ils cherchent des alternatives. Nada Achraf, profes­seure, et son mari fonctionnaire dans une compagnie d’assurance sociale, ne peuvent se priver ni priver leurs enfants, des adolescents, d’aller à al-massiaf. Alors, ils louent un chalet dans l'un des anciens villages à raison de 2 000 par nuit. Ils ramènent avec eux toutes les provisions nécessaires pour éviter de manger dans des res­taurants tout le temps. Puis, ils se rendent dans les autres villages tou­ristiques pour satisfaire leurs enfants. Et pour passer quatre ou cinq jours de vacances au bord de la mer, la famille commence à économiser à partir du mois de janvier, et pas seulement pour la location du chalet comme dit Nada, mais aussi pour frimer comme le confient ses enfants. Ces derniers se préparent à ce voyage avec des vêtements, des chaussures et des lunettes signés sans oublier les séances de remise en forme en salle de gym et de relooking dans un salon de beauté. « On a compliqué les choses pour al-massiaf, et cela plaît aux nouvelles générations qui ne l’ont pas vécu comme nous de manière plus simple », dit Nada qui, après avoir terminé ses vacances avec ses enfants, insiste sur le fait de passer un week-end à Alexandrie au mois de septembre. Et même si elle ne se rend pas à la plage, il lui suffit de déambu­ler dans les rues de cette ville, de s’attabler à l’un des cafés se trouvant sur la corniche et sentir l’odeur de la mer pour être heureuse.

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