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La pêche au féminin

Manar Attiya, Lundi, 02 mars 2020

La pêche artisanale dans le lac Borollos est une activité réservée aux femmes. Près d'un millier de villageoises des alentours du lac exerce ce métier dur et parfois à risques. Reportage à l'occasion de la Journée mondiale de la femme.

La pêche au féminin
Les femmes, au péril de leur vie, prennent d’assaut les eaux du lac dans l’espoir de ramener des poissons. Les pêcheuses subviennent aux besoins de leurs familles dans ces villages pauvres et excentrés de Kafr Al-Cheikh. (Photo: Mohamad Abdou)

Dès l’aube, bravant le froid et le vent glacial qui fouette leurs visages, une trentaine de femmes se sont rassemblées pour aller à la pêche, une activité ici exclu­sivement réservée aux femmes. Arrivées à destination, elles quadrillent les eaux du lac. Bottes aux pieds, gants aux mains, leurs djellabas flottant sur l’eau, elles avancent parmi les bancs de sable en portant des seaux en plastique ou des marmites en alu­minium. Certaines, le visage rougi par le froid, la tête emmitouflée dans un bonnet ou une écharpe, papotent en nageant. Puis, retenant leur respiration, elles plongent, puis remontent à la surface. Des gestes qu’elles répètent dix fois, vingt fois, trente fois, inlassablement. Les plus chanceuses remontent avec leur petite récolte dissimu­lée dans un sac noué autour de la taille. Pour d’autres, la pêche est maigre.

La scène se passe au lac de Borollos, l’un des plus grands lacs d’Egypte, d’une superficie de 460 km2 et d’une largeur variant entre 6 et 17 km, situé au nord-est de la branche de Rosette, à 147 km du Caire. Dans cette région, toutes les activi­tés économiques tournent autour de la pêche et les femmes jouent un rôle impor­tant dans ce secteur, particulièrement celles qui habitent dans l’un des quatre villages proches du lac, à savoir Ebadiya, à 12 km du lac, Zidan, à 10 km, Abou-Skine, à 8 km, et Khacheä, à 6 km.

La pêche au féminin
Les pêcheuses plongent et remontent à la surface à plusieurs reprises. (Photo: Mohamad Abdou)

Dans ces villages, qui dépendent du gou­vernorat de Kafr Al-Cheikh, vivent des milliers de personnes. On compte entre 700 et 1000 pêcheuses. Femmes divorcées ou veuves, jeunes filles ou jeunes mariées, toutes travaillent dans le secteur de la pêche. De jour comme de nuit, qu’il pleuve ou que le soleil brille et parfois au péril de leur vie, elles prennent d’assaut les eaux du lac dans l’espoir de ramener des pois­sons. Elles utilisent une manière de pêcher très primitive, appelée tagmissa (pêche à mains nues). Certaines ont 60, 70, voire 80 ans. Beaucoup marchent le dos voûté, mais quand elles s’enfoncent dans les eaux sombres du lac, on dirait des jeunes filles.

Ces femmes font de la pêche avant tout pour nourrir leurs enfants, car les opportu­nités de travail dans ces villages pauvres et excentrés sont rares. « Si on veut gagner sa vie, on doit plonger dans les eaux du lac de Borollos. Ce travail m’a permis de payer les frais de scolarité de mes quatre enfants », dit Hanem, une pêcheuse âgée de 65 ans. Devenue veuve à l’âge de 35 ans, Hanem a dû subvenir aux besoins de sa famille. « Au début, je ne savais même pas nager, alors, j’ai commencé par m’en­traîner dans des endroits peu profonds avec mes amies et mes voisines. Par la suite, je me suis lancée dans l’aventure », poursuit Hanem, qui est devenue une plon­geuse professionnelle, capable de retenir sa respiration pendant plus de deux minutes.

A raison de quatre à six fois par semaine, Hanem va pêcher à mains nues et glisse les poissons dans un sac attaché à sa taille. Au total, ce jour-là, elle en a pêché une cin­quantaine. Une prise plutôt bonne, étant donné qu’elle a commencé à pêcher cinq heures plus tôt, mais cette quantité est insuffisante pour nourrir ses onze enfants. « Je pêche depuis 20 ans, mais il devient de plus en plus difficile d’attraper du pois­son », déplore-t-elle.

Un revenu pour des milliers de familles

La pêche au féminin

Dans la plupart des familles des villages, le métier de pêcheuse se transmet de mère en fille et l’activité est devenue une source de revenus pour beaucoup de familles. La pêche artisanale en eau douce contribue de manière significative à la sécurité alimen­taire, fournit des emplois et génère un revenu pour des milliers de familles. Dans ces villages, le rôle des deux sexes est complètement inversé: les hommes s’oc­cupent des enfants et des courses et les femmes rapportent de l’argent à la maison.

« J’aime pêcher et j’adore cette activité. J’ai effectué ma première plongée avec ma grand-mère », raconte Badawiya. Et de reprendre avec les yeux pétillant d’intelli­gence: « J’ai commencé à plonger dans l’étang de Baltim. J’étais la seule femme à pratiquer la pêche et je gagnais bien ma vie! Je pêchais beaucoup de tilapias. Très jeune, j’accompagnais ma mère pour vendre les produits de sa propre pêche. Ma mère disait toujours: même si l’une d’entre vous tarde à se marier, la pêche vous permettra toujours de subvenir à vos besoins ». Badawiya habite le village d’Ebadiya. Elle doit parcourir un long tra­jet pour aller pêcher trois à quatre fois par semaine des tilapias, car le village où elle habite est distant de 12 km du lac.

Après avoir terminé sa partie de pêche, elle glisse les quelques kilos de poissons pêchés dans un panier en bambou et va s’asseoir au coin de la rue, tout près du lac, pour vendre sa récolte. Elle vend le kilo de tilapias à 20 L.E., mais si un commerçant se présente pour acheter tout le contenu du panier, elle lui fait un prix spécial. Pour mieux gagner sa vie, Badawiya préfère vendre elle-même ses poissons directe­ment sortis du lac. « Son poisson est vidé, écaillé et lavé. Il n’y a plus qu’à le cuisi­ner », lance une cliente, habituée à acheter du poisson au bord du lac. Cette dernière appelle d’ailleurs souvent Badawiya par téléphone pour passer sa commande.

Un métier difficile

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Les pêcheuses subviennent aux besoins de leurs familles dans ces villages pauvres et excentrés de Kafr Al-Cheik (Photo: Mohamad Abdou)

Si la pêche est un secteur économique important dans la région, c’est aussi un métier qui présente des risques et entraîne parfois des problèmes de santé: douleurs lombaires, arthrose, rhumatisme, fatigue, stress, surdité, irritations et allergies. Ces problèmes ne concernent pas seulement les personnes âgées. Toute personne qui pra­tique le métier de pêcheur peut en souffrir. « Je souffre de problèmes de dos, des dou­leurs atroces. Ma mère a des rhumatismes et de la polyarthrite rhumatoïde qui a détruit toutes ses articulations après des années de pêche. Ma grand-mère et mes arrière-tantes maternelles ont aussi souf­fert de ces problèmes de santé », énumère Oum Fardous, 63 ans, dont le visage porte de profondes rides. Elle est le modèle type de la pêcheuse qui passe plusieurs heures par jour dans l’eau à racler le fond du lac pour attraper des tilapias et d’autres espèces de poissons. « La vie d’une femme pêcheur est très difficile », raconte-t-elle, qui a appris le métier très jeune et l’a transmis à ses propres filles.

En 60 ans de labeur, elle a bravé bien des défis, qui continuent d’ailleurs. « Les pois­sons se font de plus en plus rares, ce qui oblige les pêcheuses à descendre à des profondeurs plus importantes pour pêcher des poissons, qu’elles doivent attraper avec la force de leurs bras, sans canne à pêche ni autres accessoires. C’est très dif­ficile. Nous avons besoin de l’aide des responsables, au moins pour nous fournir des filets, des salopettes et des gants en cuir comme moyens de protection », ajoute Oum Fardous.

Et ce n’est pas tout. Toutes ces femmes ne sont pas membres du syndicat des Pêcheurs, puisqu’elles ne possèdent pas de bateaux. « Tout pêcheur y est inscrit, à condition d’avoir une barque », explique Abdel-Meguid Al-Onni, responsable de l’Association des pêcheurs de Baltim. Aujourd’hui, l’ONG Femme a lancé un nouveau projet pour ces pêcheuses. « Nous comptons, en 2020, leur offrir des salo­pettes en cuir, des gants et des jaquettes à capuche. Nous allons aussi leur fournir des médicaments pour soigner les maladies chroniques dont elles souffrent. Tout cela pour les encourager à continuer à tra­vailler, car la plupart d’entre elles sont des chefs de famille », conclut Dr Bahiya Mohsen, responsable de cette ONG .

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