RUE Al-Sultan Hussein, quartier Manchiya, au centre-ville d’Alexandrie : une adresse que les chauffeurs de taxi et les passants ont l’habitude d’entendre prononcer par les visiteurs de cette ville côtière et par les Alexandrins eux-mêmes. Cette rue est la destination de tous ceux qui cherchent des articles en cuir, que ce soit des sacs, des valises, des chaussures, des vêtements, des ceintures, des porte-monnaie, etc. Qui veut en acheter ou se faire fabriquer ou réparer quelque chose doit se rendre dans ce quartier et ses alentours au centre-ville. Là, dans des rues étroites et serpentées, les vitrines des magasins collés les uns aux autres exposent des articles de tout genre, surtout pour femmes.
« Nos clients viennent des quatre coins de l’Egypte, car ce quartier se distingue par la quantité innombrable et la variété des produits haut de gamme. C’est ça qui fait notre réputation », dit Amine Nady, propriétaire d’un magasin de sacs en cuir. Agé de 63 ans, il fait partie de la troisième génération de fabricants d’articles de luxe en cuir et il en est fier. Cependant, il tient à préciser que la situation a changé. Nady est sûr qu’après sa disparition, ses enfants liquideront le magasin et changeront de domaine, car aucun d’entre eux ne désire continuer à vendre du cuir. Nombreux sont ceux qui partagent cet avis et voient que l’activité du cuir disparaîtra un jour ou l’autre de ce quartier.

(Photo : Ahmad Abdel-Kérim)
Un simple regard suffit pour comprendre le désarroi de cet homme : les propriétaires de magasins de cuir se tournent les pouces pratiquement toute la journée. La foule d’antan, le va-et-vient incessant les jours de semaine, à l’exception du dimanche, les voix des marchands discutant avec les clients et les vociférations lancées aux apprentis chargés d’aller chercher des articles au dépôt, tout cela a disparu. Actuellement, seuls quelques visiteurs viennent rompre la monotonie des jours qui se ressemblent, espérant trouver des articles à leur goût et à des prix abordables. « Il nous arrive de rester plusieurs jours sans voir de clients, avant qu’un ou deux ne rentrent dans le magasin et n'en ressortent sans rien acheter », dit Tahani, vendeuse dans un magasin de la chaîne Baraka, l’une des grandes pointures du cuir à Alexandrie. Baraka et Galal sont les deux noms les plus prestigieux dans le domaine, à tel point que les rues où se trouvent ces magasins portent leurs noms.
« Depuis 30 ans, je fais le trajet Le Caire-Alexandrie pour venir acheter ce dont j’ai besoin. Aujourd’hui, on ne trouve plus de cuir de qualité et la plupart des modèles sont de mauvais goût », regrette Camélia, 50 ans. Pas très loin, dans une autre rue, en passant par des dizaines de magasins désertés par les clients malgré les annonces de rabais affichées en vitrine, on arrive à Dabour. Un autre grand nom dans le domaine du cuir et dont les clients faisaient partie de la haute société. Ses articles étaient connus pour leur qualité et leur design, ses trois grandes vitrines bien illuminées. Aujourd’hui, le magasin est presque invisible et ses vitrines paraissent ternes. Elles sont d’ailleurs quasiment vides: seuls quelques sacs d’imitation de marques étrangères y sont exposés. En rentrant dans ce grand magasin, on trouve les mêmes articles, recouverts de poussière, posés sur les rayons avec négligence ou entassés dans un coin, éclairés par une petite lampe. Le reste de l’endroit est sombre. « La situation s’aggrave d’année en année. Les articles ne sont plus fabriqués dans nos ateliers, car les héritiers de Dabour les ont liquidés et n’ont plus l’intention de faire quoi que ce soit pour retrouver leur gloire d’antan. A mon avis, le magasin va bientôt fermer », dit Réfaat, le seul vendeur qui travaille dans ce magasin, où il a déjà passé 45 ans.
Un savoir-faire qui se perd

Un ouvrier en train de mettre les dernières touches à un sac.
(Photo : Ahmad Abdel-Kérim)
Le présent est tout aussi difficile pour bien d’autres magasins — grands noms ou pas— dans le quartier, dont la situation reflète l’état de détérioration actuel du marché du cuir à Alexandrie, une ville qui s’est longtemps distinguée par la fabrication du cuir. « La mode se créait et sortait d’ici, c’est-à-dire d’Alexandrie. Tout le monde attendait de découvrir les modèles dernier cri », rappelle Karim El-Chayeb, dont la famille travaille dans ce domaine depuis plus de 100 ans. Ce dernier fait partie de la quatrième génération de la famille de Georges Sarah, leader dans la production d’articles en cuir à Alexandrie. Karim El-Chayeb raconte que « Sarah » s’est lancé dans ce business en 1905. Sept ans plus tard, son nom a été inscrit au registre du commerce de la Chambre de commerce de Paris, car en ce temps, l’Egypte n’en possédait pas.
Dans un ancien immeuble au centre-ville, les héritiers de Georges Sarah continuent encore de travailler. Un atelier, un magasin et une entreprise, le tout géré par les membres de la famille. « Mon père, fabricant alexandrin, était chargé de livrer nos articles en cuir à la famille royale », dit Gizelle Sarah, en montrant une photo en noir et blanc de la reine Nazli tenant à la main un sac portant la griffe Georges Sarah.
Maher El-Chayeb, le mari de Gizelle Sarah, explique que l’industrie du cuir d’Alexandrie est particulière pour plusieurs raisons: les premières tanneries d’Egypte ont été fondées dans cette ville, avant celles du Caire. Ces tanneries, selon Maher El-Chayeb, étaient les meilleures au monde, car elles étaient dirigées par des Grecs, des Italiens et des Français. Ces étrangers, qui maîtrisaient parfaitement les standards liés à cette industrie, ont ouvert des ateliers et transmis aux Egyptiens leur savoir-faire. « En ce temps-là, les magasins de la rue Saad Zaghloul, au centre-ville, organisaient chaque année un concours, le jour du Réveillon, pour élire le meilleur d’entre eux », indique Maher El-Chayeb.
D’après ce dernier, la décadence de l’industrie du cuir a commencé avec le départ des étrangers qui ont quitté Alexandrie après la Révolution de 1952. Maher ajoute que dans les années 1970, plus précisément à l’époque de l’ouverture économique initiée par Sadate, beaucoup de gens voulaient s’offrir des articles importés. Au fil des années, les grands maîtres, qui avaient acquis leur savoir-faire et leur expérience auprès des étrangers, sont morts ou partis travailler dans les pays du Golfe. Cette situation a permis aux produits chinois d’inonder le marché, puisqu’il n’existait pas de véritable concurrence. « Seuls 30% des magasins de cuir du centre-ville sont restés. Les autres ont vendu leurs échoppes ou changé d’activité, pour vendre principalement des téléphones portables », dit Sameh Ahmad, propriétaire d’un magasin d’accessoires et de faux cuir.
Ils refusent de baisser les bras

Une cliente choisissant un sac de chez Georges Sarah.
(Photo : Ahmad Abdel-Kérim)
Sa boutique est remplie de dizaines de tiroirs dans lesquels sont entreposés des fermoirs et d’autres accessoires qui seront collés sur les sacs d’imitation. « C’est le goût des gens de nos jours », commente Nabil Ahmad, qui possède, lui, un magasin depuis cinq ans. Il explique que les marques étrangères, surtout américaines, dominent aujourd’hui le marché du cuir et que ceux qui ont les moyens continuent de se rendre au centre-ville pour acheter des articles de marque, tandis que ceux qui ne peuvent pas se les offrir se contentent du « Made in China » pour être en vogue. « Ce sont les clients que l’on rencontre dans les quartiers de Manchiya et de Mahattet Al-Raml, au centre-ville. Alors, c’est normal de voir des articles d’imitation exposés dans les vitrines de plusieurs magasins », explique Nabil Ahmad.
Toutefois, certains magasins semblent faire face mieux que d’autres à la situation difficile que connaît l’industrie du cuir et l’on peut encore y sentir l’odeur du vrai cuir. Ce sont ceux qui fabriquent et vendent des vêtements. S’ils ne sont pas aussi nombreux qu’avant, ils n’ont cependant pas changé de place et refusent de baisser les bras face à l’invasion des produits chinois. « Evidemment, on a perdu beaucoup de clients à cause des articles importés, mais certains ne veulent pas changer de style et continuent d’acheter des articles fabriqués en cuir local, ce qui nous encourage à améliorer notre finition et à varier nos modèles. Regagner la confiance de notre clientèle et reprendre notre place sur ce marché— dans lequel nous étions les rois— est notre objectif », dit Salem Abdel-Hamid, vendeur dans un magasin de vêtements en cuir.

Un vendeur montrant la bonne qualité des vêtements en cuir naturel.
(Photo : Ahmad Abdel-Kérim)
Autre lueur d’espoir dans l’atelier de Georges Sarah, grâce à la dynamique des jeunes. « On possède l’atelier, les maîtres du métier et la volonté, alors pourquoi ne pas retrouver notre prestige d’antan ? », dit Karim El-Chayeb. Il ajoute que ce qui manque encore, ce sont le marketing et une stratégie de communication via les réseaux sociaux pour écouler les articles et remettre sur pied l’entreprise tout en continuant de fabriquer des sacs faits main et en créant des modèles uniques. Tout récemment, Sarah a d’ailleurs ouvert un autre magasin. Gizelle Sarah montre des modèles de sacs qui sont aussi portés par plusieurs actrices égyptiennes célèbres. Aujourd’hui, l’entreprise est de nouveau en contact avec des fabricants de cuir et des ouvriers pour l’aider à respecter les standards de qualité, tout en tenant compte du choix des accessoires comme les fermoirs et les fermetures éclairs, qui doivent également être d’excellente qualité. « On peut concurrencer d’autres marques et on va le faire, car rien ne nous manque pour atteindre cet objectif, ici, à Alexandrie, où tout a commencé », conclut Gizelle Sarah .
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