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La poterie,un artisanat qui agonise

Dina Bakr, Lundi, 24 septembre 2018

Au village de la poterie de Masr Al-Qadima, seuls 20 ateliers sur les 151 continuent de fabriquer des poteries. Malgré les conditions difficiles, les potiers continuent à lutter pour promouvoir le métier. Reportage.

La poterie,un artisanat qui agonise
(Photo : Dina Bakr)

La rue Salah Salem sépare le complexe religieux du Vieux-Caire (un ensemble d’édifices représentant les 3 religions monothéistes : la synagogue Ben Azra, l’église Suspendue et la mosquée Amr Ibn Al-Ass) du village de la poterie cerné par une muraille. En dehors de ce petit rempart et tout le long du trottoir, des figurines, des vases, des cruches et autres objets en argile sont exposés. Construit en 2005, grâce au don du ministère de la Coopération internationale, l’objectif de ce village est de remplacer les fours à bois qui polluent l’atmosphère par des fours à gaz. « 13 ans se sont écoulés et ce projet de développement n’a pas encore atteint son objectif. On nous a attribué des locaux ayant une belle allure de l’extérieur, alors que l’espace à l’intérieur ne permet pas aux potiers de travailler à l’aise », explique Ahmad Mahmoud, membre du comité des travailleurs en poterie.

L’aspect architectural des 151 locaux peut paraître attrayant pour les visiteurs, mais ne répond pas aux besoins des potiers. Des toitures en forme de dômes tous poussiéreux et des moucharabiehs, style persan, encadrent les portes et les fenêtres. « L’inconvenant dans ce projet est que dès le départ, les preneurs de décisions n’ont demandé ni l’avis des maîtres potiers, ni ce qu’il faut faire pour développer ce secteur afin de garantir la continuité de cette activité artisanale.

Le potier est un artisan créatif qui façonne des articles de décoration et des objets utilitaires, et les objets qu’il fabrique peuvent être exportés à l’étranger », s’exprime Abdel- Aziz Zahrane, propriétaire d’un atelier. « On m’a attribué un local de 300 m2, alors que l’ancien avait une superficie de 1 258 m2. Aujourd’hui, il m’est impossible d’embaucher le même nombre d’ouvriers qu’avant par manque d’espace. Une superficie qui ne dépasse pas les 25 % de celle des anciens ateliers », dit avec tristesse Hassan Hussein, qui a hérité ce métier de ses parents maternels.

Et d’ajouter : « A l’époque, les potiers travaillaient d’arrache-pied pour livrer leurs commandes qui suffisaient à nourrir des milliers de personnes. Ils n’avaient même pas le temps de prendre des moments de pause. Nous étions le principal distributeur de pots de plantes en terre cuite. Toutes les institutions gouvernementales venaient s’approvisionner chez nous ». Tout en précisant que certains potiers ont préféré quitter ce secteur et se sont orientés vers d’autres boulots par manque de main-d’oeuvre. « Cette activité est notre seul gagne-pain, et malgré toutes les difficultés, nous continuons à travailler tout en espérant que nos conditions s’amélioreront », déclare Hussein, qui a consacré son local de 300 m2 pour exposer les objets en argile fabriqués par d’autres ateliers, situés dans divers gouvernorats.

A chaque région sa spécialité

La poterie,un artisanat qui agonise
La poterie, un art qui requiert beaucoup de patience et de précision. (Photo : Dina Bakr)

En fait, chaque région a une liste spécifique de poteries à fabriquer. Par exemple, à Ménoufiya, on fait les tajines et les cruches, à Charqiya, les jarres pour conserver l’eau, le beurre ou les grains, et au Fayoum, les grands vases en terre cuite. « Pour ne pas rester les bras croisés, je m’occupe du commerce des poteries fabriquées par les autres ateliers. J’attends que l’on me donne un local plus grand pour reprendre mon vrai métier », affirme Hussein.

En fait, Masr Al-Qadima est l’un des plus anciens quartiers de la capitale où le métier existe depuis des centaines d’années. « La fabrication des poteries est la spécialité de Masr Al- Qadima. Autrefois, des péniches chargeaient l’argile d’Assouan et venaient le déposer sur le bord du Nil dans ce vieux quartier. Ce qui a incité ses habitants à exercer le métier de potier qui continue à se transmettre de père en fils », précise Achraf Abdine, potier. Il ajoute que ce métier a continué d’exister malgré l’interruption de cette activité à plusieurs reprises suite aux décisions dictées par le gouvernement.

Les anciens locaux se trouvaient juste derrière la mosquée de Amr Ibn Al-Ass, où un jardin a été construit à la place dans les années 1950. Et dans les années 1970, les responsables sont venus déloger les potiers qui travaillaient carrément sur la chaussée en terre battue de la rue Salah Salem avant d’être asphaltée pour rendre la circulation plus fluide. Enfin, en 2005, le gouvernorat du Caire a décidé d’intervenir sous prétexte d’améliorer les conditions de travail des potiers.

Un travail à 100 % manuel

La poterie,un artisanat qui agonise
Des poteries de différents formes et aspects. (Photo : Dina Bakr)

Le projet de développement du village de la poterie a été suspendu durant 8 ans et certains artisans ont cessé d’exercer le métier pendant tout ce laps de temps. D’autres sont revenus, espérant que la prospérité reviendra. Cette activité artisanale compte à 100 % sur le potentiel humain, car les techniques de fabrication sont strictement manuelles.

Dans chaque atelier se trouvent 2 grandes cuves, une pour tamiser l’argile des résidus et une autre remplie d’eau pour la préparation de la pâte d’argile. Une fois ces deux étapes terminées, l’artisan commence à malaxer la pâte avec ses pieds tout en l’aspergeant avec du sable d’Assouan, afin d’obtenir une pâte lisse et maniable. « C’est un travail de longue haleine. Les étapes de tamisage de l’argile, malaxage et préparation des boules peuvent prendre 8 heures de travail. Et la proportion de sable d’Assouan doit convenir à la masse d’argile noire, sinon, les poteries présenteront des défauts. Pour un tel labeur, je ne gagne que 50 L.E. par jour », confie Ahmad, 44 ans, ouvrier, et dont le visage paraît plus vieux que son âge.

Le four de potier est toujours placé à proximité d’une source de lumière, soit près d’une porte ou une fenêtre, et dans les ateliers les plus sombres, une lampe est suspendue au plafond pour éclairer l’endroit. Tareq centre sa boule d’argile sur la girelle qui sert à rehausser les pièces lors du façonnage.

Dès que le potier prend position devant le four, il doit avoir obligatoirement à côté de lui une petite bassine remplie d’eau, pour tremper ses mains, ce qui rend plus commode le modelage et évite que l’argile ne lui colle aux doigts.

Sur un plateau en bois, il dépose les pièces achevées avec la plus grande précaution pour éviter toute déformation, car l’argile n’est pas encore sèche. Un professionnalisme évident de la part de ces artisans dont le plus jeune a 40 ans. Or, tous ont peur de voir ce métier disparaître. « Aujourd’hui, n’importe quel potier doit s’occuper de plusieurs tâches à la fois par manque de main-d’oeuvre, car la nouvelle génération ne veut pas apprendre ce métier », relève Moustapha, un des fabricants.

Changement de forme

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Les ateliers de poterie continuent à polluer l’air. (Photo : Dina Bakr)

Effort physique, patience et précision. Ces critères sont essentiels pour exercer ce travail à la fois minutieux et ardu. Jusqu’à aujourd’hui, le projet de développement programmé par l’Etat n’a pas réalisé le changement technique attendu par les artisans potiers. Dans un endroit du village, des fours à gaz sont entreposés à l’air libre, alors que le réseau de distribution de gaz n’a pas été installé.

En plus, ces nouveaux fours ne sont pas conformes aux normes de cuisson. « Le four doit avoir 2 m de profondeur, 1,75 m de largeur et une hauteur de 2 m et quart, afin de contenir au moins 4 grandes jarres pour la cuisson. Les nouveaux fours ayant 80 cm de hauteur et 80 cm de largeur sont trop petits et ne peuvent comprendre qu’une. Alors, nous avons été obligés de construire de nouveaux fours à bois », explique Hamed, employé chargé de contrôler la cuisson des poteries.

Résultat : les potiers sont revenus à l’ancienne méthode et de la fumée noire se dégage des cheminées, polluant ainsi tout le village. Par ailleurs, les rues du village n’ont pas été conçues pour que des camions containers puissent y avoir accès et chargent les objets en argile réservés à l’exportation. « Lors de la construction de ce village, on n’a pas tenu compte des espaces fonctionnels. Ce lieu aurait dû être conçu pour donner un nouvel élan à la fabrication artisanale de poteries, ce qui n’est pas le cas », avance Ahmad, l’un des fabricants.

La poterie,un artisanat qui agonise
Un travail de dur labeur, même si le résultat n’est pas toujours satisfaisant. (Photo : Dina Bakr)

Aujourd’hui, le rythme du travail a nettement diminué. 18 ateliers travaillent de façon périodique quand ils ont des commandes et 2 travaillent de manière régulière. L’un fabrique des ebriks et gargoulettes pour les soboue (fête du septième jour de naissance) et l’autre des cendriers ou foyers pour chicha en terre cuite. Dans ces ateliers, les artisans peuvent confectionner 1 000 pièces par jour.

« Je peux en fabriquer plus si je suis en forme », affirme Sayed, qui veut éviter les douleurs au dos, car en mettant à rude épreuve ses vertèbres lombaires, il risque de rester à la maison allongé sur un matelas dur et dépenser toutes ses économies pour subvenir aux besoins de sa famille. Farès Nabil, président de l’association Al-Farès (le cavalier), gère le projet Torasna (notre patrimoine) dans ce village, afin de défendre les droits des artisans potiers à Masr Al-Qadima. Il sollicite souvent les responsables, leur demandant d’apporter un soutien pour promouvoir le métier.

« Beaucoup de fabricants utilisent beaucoup plus d’argile noir, car moins cher (250 L.E. la tonne) et diminuent la quantité de sable d’Assouan (700 L.E. la tonne) pour réduire leurs dépenses, alors que le sable d’Assouan est nécessaire pour la fabrication des bols de soupe ou de tajine, car il est plus sain », commente Farès. Il pense que le fait de faire revivre le métier de potier est important pour que l’Egypte, classée parmi les sept premiers pays producteurs de poteries, conserve sa place dans cette industrie .

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