Vendredi, 19 avril 2024
Enquête > Enquéte >

Vacances à la nubienne

Hanaa Al-Mekkawi, Dimanche, 22 avril 2018

Dans l'île de Gharb Soheil, les Nubiens offrent aux curieux visiteurs des chambres d'hôte dans leurs propres maisons. Pour les premiers, c'est un gagne-pain et une préservation de l'héritage culturel, pour les seconds, un séjour touristique d'un genre nouveau. Reportage.

Vacances à la nubienne
Rassemblement des visiteurs dans la pièce maîtresse d'une maison nubienne. (Photo : Hanaa Al-Mekkawi)

Quelques minutes de navigation sur le Nil suffisent pour voir paraître au loin un joli tableau tout en couleur. Des maisons toutes dispersées et dont les façades sont ornées de dessins multicolores qu’on ne voit nulle part ailleurs. C’est l’île de Gharb Soheil située à environ 15 km au sud-ouest d’Assouan. On peut y avoir accès soit par la rive sablonneuse de Barbare, puis continuer à dos de chameaux pour arriver au village, ou par le côté opposé en grimpant des marches qui mènent directement à ce village nubien. A peine arrivé, on est chaleureusement accueilli par les habitants qui viennent à la rencontre des visiteurs pour leur faire découvrir la culture nubienne. Là, toutes les portes des maisons sont grandes ouvertes. On peut venir y passer une journée ou même quelques jours au bord du Nil, loin de la modernité.

Vacances à la nubienne
(Photo : Hanaa Al-Mekkawi)

« Fadlouguena » est le mot nubien qui signifie bienvenue et avec lequel les jeunes reçoivent les visiteurs, tout en transportant des plateaux pour servir les boissons traditionnelles avant de les conduire chez Malaka, une maison qui porte le nom de sa propriétaire. A l’intérieur, la maison est singulière avec ses décorations sur les murs, son sol couvert de sable, ses grandes pièces et ses toits voûtés. Après avoir visité le lieu, les invités se dispersent: soit pour se faire des tatouages au henné sur les mains ou les pieds, ou partager un repas traditionnel préparé par les propriétaires de la maison. D’autres préfèrent écouter le vieux Zein leur raconter des histoires sur l’ancienne Nubie. Mais il ne faut surtout pas oublier de jeter un coup d’oeil sur le bassin renfermant des crocodiles situé au milieu de chaque maison. Quelques instants plus tard, le son de chansons nubiennes avec leurs rythmes typiques envahit l’endroit. Les hôtes entament la danse, puis tout le monde les rejoint. Ainsi passe le temps dans une maison nubienne qui accueille les étrangers ravis de découvrir le mode de vie des Nubiens. Certains quittent le village à la fin de la journée après avoir acheté des articles en souvenir de l’île, tandis que d’autres préfèrent passer quelques jours dans cette atmosphère féerique.

L’île de Gharb Soheil est habitée par des Nubiens depuis plus de 100 ans. Leur nombre a augmenté depuis les années 1960, quand nombre d’entre eux ont été déplacés après que leurs villages natals avaient été inondés, et ce, lors de la construction du Haut-Barrage. Cette île est particulièrement appréciée par les Nubiens qui ont su conserver l’héritage de leurs ancêtres, les pharaons. Ces derniers croyaient que c’était la demeure des dieux Khanoum et Al-Kabch, et c’est également là où prend naissance le Nil.

De la tradition au business

Vacances à la nubienne
(Photo : Hanaa Al-Mekkawi)

« Les premières générations qui ont constitué cette communauté ont préservé leurs coutumes et traditions ainsi que leur style de vie et les ont transmis d’une génération à l’autre attendant le jour où ils pourront retourner de nouveau dans leurs anciens villages », dit Zein, 74 ans. Dès leur installation sur l’île, les habitants gagnaient leur pain grâce à la pêche et au commerce. Ils vendaient des articles confectionnés à la main aux touristes qu’ils accueillaient parfois chez eux pour leur faire découvrir la culture et le folklore nubiens. Au fil du temps, cette activité touristique s’est transformée en un business bien organisé vers la fin des années 1990. Actuellement, la plupart des maisons sont constituées de plusieurs chambres d’hôtes servant à héberger les visiteurs. Ces derniers vont partager avec les propriétaires leur mode de vie. « Il fallait bien trouver un moyen pour améliorer leurs conditions de vie, alors, ils ont eu l’idée de profiter de ce qu’ils possèdent déjà et que tout le monde apprécie: les maisons et le style de vie nubiens », dit Zein, en affirmant que c’est grâce à cet héritage culturel typiquement nubien que lui et sa famille ainsi que tous les habitants de Gharb Soheil (plus de 11000 personnes) gagnent leur vie.

Là, tous les détails font rappeler l’époque de l’ancienne Nubie, c’est comme un musée à ciel ouvert qui expose l’histoire et l’héritage des Nubiens. Et tout cela grâce à ses habitants qui n’ont pas perdu leur identité malgré le déplacement et qui ont su conserver leurs maisons avec tous les détails que comporte l’architecture nubienne. Des maisons suspendues ou dévalant la montagne, portant les mêmes caractéristiques, mais aucune ne ressemble à l’autre.

De l’authenticité

Vacances à la nubienne
Une photo-souvenir avec un crocodile. (Photo : Hanaa Al-Mekkawi)

Les Nubiens ont compris que leur style de vie, leurs vêtements et leurs coutumes attiraient l’attention des étrangers, alors ils ont pensé investir dans ce qu’ils possèdent déjà pour gagner leur pain. « On ne fait rien d’inhabituel à part que nous avons appris comment enjoliver les objets que l’on possède déjà pour les mettre en valeur, avant de les mettre en exposition », dit Hamed Nabawi, qui dirige avec sa famille leur maison comme un foyer d’accueil. Un crocodile empaillé et suspendu au-dessus de la porte d’entrée attire l’attention des visiteurs qui s’arrêtent pour poser des questions et prendre des photos. A l’intérieur, d’autres crocodiles vivants nagent dans un bassin au milieu de la maison. La même scène se répète dans la plupart des maisons nubiennes. La majorité des Nubiens élèvent des crocodiles. Ce genre de reptile, vénéré par les pharaons, représente le dieu Sobek, symbole de fertilité et de prospérité.

Femmes, hommes et enfants, toute la famille travaille, et chacun est chargé d’une mission. Ce sont surtout les femmes qui assument le plus grand nombre de tâches: elles s’occupent de la cuisine, du ménage et font des tatouages aux visiteurs. Les plus âgées préfèrent rester en retrait et ne sont pas en contact avec les étrangers, laissant le soin aux jeunes de le faire à leur place. « On prépare chaque jour des mets différents et variés, en majorité des recettes nubiennes comme al-mafrouka, la moloukhiya, mais aussi des spécialités des autres gouvernorats pour satisfaire tous les goûts », dit Héba. Cette femme et trois autres de la famille sont chargées de renouveler le sable qui couvre le sol de la maison, deux fois par semaine, changer les draps et laver le linge.

On peut aussi assister à la préparation du pain typiquement nubien, « chamsi », qui doit cuire sous le soleil et que les femmes préparent dans la cour de la maison. Une scène qui s’ajoute au programme de la visite. Entre un repas et le suivant, on peut voir des dames installées dans un coin de la maison en train de fabriquer à la main des objets en fils et pierres multicolores comme des bracelets, des colliers ou même des chapeaux. On trouve aussi des objets typiquement nubiens comme les couteaux fabriqués d’os de chameaux et des châles multicolores qui sont exposés à l’intérieur des maisons. Toutes les activités se déroulent dans la plus grande salle de la demeure. Cette vaste pièce se transforme en scène de théâtre, au moins une fois par jour. De jeunes Nubiens apparaissent habillés en costumes traditionnels. Portant des tambours, ils se mettent à chanter et à danser surprenant ainsi les visiteurs.

Des couleurs, et encore des couleurs

Vacances à la nubienne
Henné, danse, nourriture, on trouve tout dans la maison nubienne. (Photo : Hanaa Al-Mekkawi)

Voilà comment se déroulent les journées jusqu’au coucher du soleil, puis, les visiteurs peuvent quitter le lieu ou choisissent de passer la nuit dans une maison qu’ils vont partager avec ses occupants. « Les chambres sont équipées du strict nécessaire, pas de télévision ni de Wi-Fi, le but étant de s’accommoder au mode de vie nubien en oubliant le rythme de la ville », dit Hamza Al-Maghrabi. D’une maison à l’autre, on peut voir la même scène qui se répète, mais avec quelques détails et rituels qui diffèrent. Tout le long de Gharb Soheil, on peut admirer les habitations dont les murs racontent une partie de l’Histoire. L’architecture témoigne de la singularité de l’endroit. Les murs externes sont dessinés et colorés par des artistes nubiens.

« Ce ne sont pas de simples dessins pour le décor, mais plutôt des fresques qui racontent notre histoire. On explique aux visiteurs ce que représente chaque scène pour transmettre une partie de notre culture, y compris les contes qui paraissent imaginaires et enchanteurs auxquels on croit totalement. Une chose qui ajoute de la magie à la visite », dit Awadallah. Les murs sont souvent ornés d’éléments folkloriques comme les lampes en forme de croissants pour empêcher le mauvais oeil, le fer à cheval qui ramène la chance. Les couleurs les plus fréquentes sont le bleu, le violet, le blanc et le rouge foncé, car ils font rappeler la couleur du Nil. On voit aussi des assiettes suspendues au-dessus des portes des maisons, symboles de générosité. Des éléments que toutes les maisons nubiennes possèdent, mais en passant d’une habitation à l’autre, on constate que chacune a sa propre particularité et empreinte.

« L’affaire dépasse le gagne-pain même si c’est l’objectif en accueillant des étrangers dans nos maisons. Nous voulons également montrer nos coutumes au monde entier à travers nos visiteurs, un moyen pour nous de les préserver », explique Yéhia Taher, tout en ajoutant quelques feuilles de menthe fraîche dans les tasses de thé qu’il va offrir aux visiteurs. Il n’oublie pas de leur expliquer que cette plante représente la sagesse nubienne. Ce dernier, qui a vécu en Europe durant des années, a été l'un des premiers à avoir pensé à accueillir des visiteurs dans les maisons nubiennes après avoir remarqué que ses amis étrangers avaient beaucoup apprécié sa demeure. Sa maison est singulière, car ses murs sont construits sur des rochers qui se dressent tout le long de la rive du Nil. Il existe plusieurs chambres à hôtes dans sa maison, certaines sont toutes simples, et d’autres avec des dalles de sol en céramique et des salles de bains modernes. « J’ai suivi le conseil de ma femme, mais je le regrette, car les visiteurs préfèrent les anciennes chambres. Ils sont là pour vivre une expérience différente de celle que l’on peut avoir ailleurs », affirme Yéhia.

L’attrait des hommes d’affaires

Vacances à la nubienne
(Photo : Hanaa Al-Mekkawi)

Cette particularité des maisons nubiennes a attiré l’attention des hommes d’affaires qui sont venus construire des hôtels sur l’île en reproduisant l’architecture nubienne avec une touche de modernité comme les piscines et les menus internationaux. Ces hôtels, qui commencent à abonder sur l’île, n’ont pas le même charme. Car il y manque le charme et la beauté primitive des maisons construites sur l’île, comme l’affirme Awadallah, qui a loué un terrain dont il est le propriétaire à des hommes d’affaires pour y construire un hôtel sans craindre la concurrence, car il sait que les visiteurs vont venir chez lui pour découvrir le mode de vie des Nubiens et non pas le luxe des hôtels qui, d’après lui, dénature l’image originelle de l’endroit. « Depuis quelques années, les habitants de Gharb Soheil sont assaillis par un grand nombre d’hommes d’affaires à la recherche de terrains vides, prêts à les acheter à des sommes astronomiques, mais les Nubiens n’ont jamais accepté de vendre leurs terres à des étrangers », explique Awadallah.

En fait, si l’île de Gharb Soheil est réputée pour accueillir des visiteurs, il en existe d’autres même si elles ne possèdent pas le même charme. Sally a construit sa maison où elle accueille des visiteurs, sur l’île Heissa, située au bord du Nil, entre le Haut-Barrage et le lac d’Assouan. Pour se faire connaître, elle a créé une page Facebook. D’autres ont quitté leurs maisons et sont allés vivre à Assouan pour permettre aux visiteurs de séjourner dans leurs maisons. Un business fructueux qui, selon l’urbaniste Ahmad Zaezae, permet d’établir un échange culturel entre les Nubiens et les étrangers venant des quatre coins du monde. Mais certains craignent qu’avec le temps, cela ne menace l’identité nubienne, car les habitants pourraient être attirés par l’argent. Des commentaires qui doivent être pris en considération, mais personne ne reste longtemps à réfléchir dès qu’elle voit les visages souriants des Nubiens fredonnant dans leur langue de belles chansons comme dernier geste d’adieu aux visiteurs qui embarquent dans un bateau pour quitter l’île après avoir passé une agréable journée au coeur d’une histoire ancienne et dont tous les détails sont toujours préservés .

Lien court:

 

En Kiosque
Abonnez-vous
Journal papier / édition numérique