Il est 14h30, c’est l’heure où la station de métro Gamal Abdel-Nasser, l’une des plus fréquentées de la capitale, connaît une grande affluence. Les entrées et les sorties du métro ressemblent à une immense caverne de Ali Baba, où tout se trouve et se vend. Avant d’arriver au métro, les passagers doivent prendre leur première dose de bruits et d’images. Ils se heurtent aux marchands ambulants et tentent de se frayer un chemin pour atteindre les escaliers. La tâche s’annonce difficile, car il faut faire des acrobaties pour trouver un endroit où poser le pied, et les escaliers sont eux aussi envahis par les vendeurs ambulants. Heure de pointe oblige, le quai est rempli de passagers en attente. Le métro arrive et tout le monde se bouscule pour monter. Le cinquième wagon, exclusivement réservé aux femmes et situé en milieu de la rame, est singulier. A l’intérieur de ce compartiment, une forêt de voiles de toutes les couleurs, des femmes en niqab et quelques rares femmes à la tête nue. Toutes sont collées les unes contre les autres comme des sardines. Elles n’en finissent plus de se serrer pour permettre aux nouvelles venues de monter dans le wagon et se frayer une place. Et celles qui veulent descendre doivent littéralement se battre pour ne pas être englouties dans le tourniquet de l’ouverture des portières. Autrement dit, à chaque fois que le wagon est bondé, 3 ou 4 personnes risquent leur vie lors de l’ouverture des portes. Quant à la technique pour monter, il faut prendre son élan et foncer dans le tas en poussant un cri de guerre (et en rigolant). Un grand classique de ce wagon féminin.

Pour les vendeuses, les heures de pointe sont une aubaine.
A l’intérieur du wagon, on n’en a pas fini avec ces marchands. La foule entassée n’a pas empêché plusieurs vendeurs à la sauvette d’arpenter la rame en braillant pour vendre leurs pacotilles. Parfois, ils balancent leurs marchandises sur les genoux des usagers, tout en déclamant des arguments pour vendre leurs objets. Dans de grands sacs, ces vendeurs à la sauvette enfouissent leurs petits trésors. On a l’impression qu’ils portent tout un magasin sur leurs épaules: Foulards, chaussettes, produits de beauté, papiers d’aluminium qui peut servir de nappe, de papier d’emballage ou de décoration, tubes de colle, pochette de feutres fluo, confiseries, versets du Coran, etc. Autant de produits divers posés à la hâte, remballés prestement quand la sécurité du métro arrive. Ils tiennent un commerce florissant quoique illégal. Avec leurs sacs ou gros sachets qu’ils posent par terre, ils bloquent le passage, ce qui oblige les passagères à effectuer avec brio des enjambées pour accéder à la porte de sortie. Et ce n’est pas tout. Des cintres sont suspendus dans la rame comme une grappe bien touffue de raisins sur lesquels une vendeuse a accroché toutes sortes de bracelets, de rubans de cheveux, de colliers, de pinces, en un mot: de tout.
Un vrai souk ambulant! Les prix sont alléchants allant d’une à 10 L.E. De quoi séduire les passagères et les pousser à acheter. Nadia, la trentaine, en a plein sur les genoux. D’abord, un cylindre de bonbons, puis une boîte d’épingles à hijab. Quand la vendeuseest passée devant elle, son air désemparé l’a dissuadée d’en rajouter. « Regardez ces épingles et ces barrettes, elles vous donneront un look de superstar ! », crie Samia, une jeune fille au visage soigneusement maquillé et portant un sac à dos. Le temps de faire volontairement tomber son foulard et exécuter différents chignons. En même temps, une autre propose des crayons waterproof pour les yeux tandis qu’une troisième pose des bodys moulants sur la poitrine des passagères pour leur montrer que c’est la bonne taille. Mais ces vendeuses ne passent pas réclamer leur dû en même temps. C’est comme dans une pièce de théâtre où chacune attend que la présentation de l’autre soit terminée pour entrer en scène. On dirait plutôt un ballet bien organisé où des accords tacites règlent la concurrence. Et parfois lorsque de nouvelles vendeuses arrivent, elles se disputent la priorité d’exposer leurs articles.
Avoir les yeux partout

Le wagon des femmes s’est transformé en une immense caverne de Ali Baba, où tout se trouve et tout se vend.
Lançant des regards furtifs dans tous les sens, ces vendeuses sont habituées à tout remballer très vite si la police fait apparition. De temps en temps, des vendeurs se glissent même dans ces wagons, où la présence masculine est interdite, sans que cela ne fasse scandale. Hassan est vendeur ambulant depuis une dizaine d’années et c’est toujours avec sourire et bonne humeur qu’il salue de la main les femmes et plaisante avec elles, tout en prenant au sérieux son métier. « Ce métier demande beaucoup de talents, d’éloquence et de bravoure », affirme-t-il. Se promenant dans le métro avec une petite boîte renfermant quelques gadgets comme des couteaux bon marché, il fait sortir une pomme de terre et commence à l’éplucher tout en montrant les divers avantages de son article. « C’est ma source de revenus. Grâce à cela, je me suis fait une réputation, je mange à ma faim et en même temps, j’aide les femmes au foyer à avoir ce dont elles ont besoin », renchérit-il, tout en ajoutant qu’il comprend combien les jeunes filles sont agacées par sa présence dans ce wagon. « Elles ont peur des attouchements, mais je ne suis pas là pour les harceler! J’essaie de me faufiler délicatement parmi elles et je fais mon travail avec respect. Ma clientèle, ce sont les grandes dames, et ce sont elles qui me défendent devant les agents de sécurité du métro », précise-t-il.
Car les policiers ont les marchands ambulants dans le collimateur. De temps à autre, un coup de filet d’envergure est lancé pour les traquer dans chaque station. « C’est tous les jours comme ça, on joue au chat et à la souris. Je dois être toujours prête à déguerpir », explique Khadiga, qui vend des livres. « C’est pour cela que je n’en mets pas beaucoup dans mon sac. Quand j’ai besoin de quelque chose, j’appelle un ami pour me ramener ce dont j’ai besoin », ajoute-t-elle. Tandis qu’elle est en train de vendre ses livres, elle reçoit un coup de fil d’une autre vendeuse la prévenant de la présence de la police dans la station prochaine. Une sorte de solidarité et d’entraide entre ces vendeuses. Bien que des passagères s’impatientent de voir ces vendeuses quitter leur wagon, d’autres sympathisent avec elles. Rania, 25 ans, vendeuse de « fétirs » fait à la maison, raconte que la dernière fois que ses « fétirs » ont été confisqués, des dames sont descendues du wagon et ont pris la partie de la vendeuse face aux policiers. « La vie est dure et c’est leur gagne-pain », a lancé une femme âgée à l’un d’eux.
Solidarité

Le wagon des femmes s’est transformé en une immense caverne de Ali Baba, où tout se trouve et tout se vend.
Economiquement parlant, c’est une activité rentable. Selon l’économiste Ali Qandil, nombreux sont les jeunes qui trouvent dans le métro de quoi survivre. « Ils n’ont besoin ni de piston, ni de beaucoup d’argent pour se lancer dans ce commerce, et pas même d’impôts à payer. Pourquoi donc ne pas recourir à cette activité si on peut gagner au moins de 150 L.E. à 200 L.E. par jour? A ces véritables maîtres des lieux de vendre leurs marchandises en un temps record à des passagères qui font leur marché sans marcher bon marché », souligne-t-il, tout en se référant au taux de chômage en Egypte: 12,4% (pour les hommes de 15 à 29 ans, ce taux se situe à 21%, contre 46,8% pour les femmes de la même tranche d’âge).
Résultat: le métro s’est transformé en un vrai marché ambulant où ces vendeuses travesties en passagères ordinaires ne cessent de vendre leurs pacotilles. Et gare à celle qui ose protester ou manifester son mécontentement, elle aura droit à une réponse qui brise le coeur. « Que dois-je faire pour nourrir mes enfants? Vendre des objets est mieux que mendier ou voler ».
Des scènes qui ternissent l’image du métro souterrain et qui mettent à mal les efforts de la police, dont les efforts ne manquent pas. « Des campagnes d’inspection contre les marchands ambulants sont menées tous les jours. Leurs marchandises confisquées et une amende de 50 L.E. leur est imposée. Mais ce n’est qu’une somme modique qu’ils n’hésitent pas à payer. En plus, ils sont vite libérés, ce qui fait que la plupart d’eux n’hésitent pas à revenir, parfois le jour même », argumente une source policière qui a requis l’anonymat. « La solution se trouve aussi chez les usagers eux-mêmes, s’ils arrêtent de prendre leur défense et s’ils les boycottent, ils seront de moins en moins nombreux à investir les lieux », ajoute la source.
En attendant, les mêmes scènes se répètent tous les jours quasiment à l’identique. Seuls les visages des passagères changent dans ce métro qu’utilisent quotidiennement 3 millions d’usagers. A l’encombrement, aux bousculades, aux longs arrêts entre deux stations, s’ajoutent les cris de ces vendeurs qui, même dans les heures de grande affluence, ne cessent de bousculer les passagères dans l’étroit espace du wagon avec leur lot de marchandises. « On les a vus débarquer, du jour au lendemain. Et depuis, c’est devenu l’enfer », souffle Racha, une usagère, tout en essayant de se concentrer sur son équilibre précaire, que seule la marée humaine garantit. « Non seulement il faut toujours faire attention à son sac quand le métro est bien rempli, faire attention de ne pas être emportée par la nuée de gens, en plus, il faut subir ces vendeuses », raconte-t-elle, tout en ajoutant que ces dernières usent de différents stratagèmes pour convaincre. « Il y a celles en niqab ou celles qui portent un enfant sur l’épaule. Il y a aussi le vendeur amputé d’un bras ou qui arbore un pansement souillé à l’oeil. Il y a aussi les mendiants. L’essentiel, c’est d’être plus convaincants ou de susciter la compassion des passagères ». Pour liquider leurs marchandises, les vendeuses font tout pour gagner la sympathie des passagères. « J’avais mon bébé sur les bras, il pleurait et je voulais l’allaiter, et personne ne m’a cédé sa place. La seule qui s’est levée est une vendeuse qui s’était fait passer pour une usagère ordinaire, une façon de m’amadouer avant de me proposer ses articles ! », raconte Marwa, qui prend le métro à chaque fois qu’elle se rend chez ses parents, à Hélouan.
Solidarités effectives. Mais aussi ordre social bien saucé; les mendiants mendient, les vendeurs à la sauvette s’enfuient et la police les traque. Bref, la misère s’étale, se donne à voir et vient rappeler à chacun qu’il pourrait y sombrer, et c’est sans doute pour la conjurer que les modestes passagères du métro mettent si volontiers la main à la poche .
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