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Oser un féminisme novateur

Dina Darwich, Dimanche, 04 mars 2018

Autrefois l'apanage des intellectuels, le mouvement féministe égyptien opte désormais pour de nouvelles méthodes, élargissant les plateformes de son discours pour mieux transmettre ses messages et cibler ses destinataires. Tournée à l'occasion de la Journée internationale de la femme, le 8 mars.

Oser un féminisme novateur

« Dis à son père que son honneur n’est pas entre ses jambes », fredonne la troupe musicale Bent Al-Massarwa (la fille des Egyptiens) au rythme d’une chanson que l’on entend dans les soirées de mariage populaires. A travers ces airs, ces rappeuses égyptiennes veulent lutter contre une des scènes les plus atroces que pourraient vivre certaines jeunes mariées issues des milieux défavorisés (al-dokhla al-baladi). Lors de la nuit de noces, il arrive que le dépucelage se fait par une sage-femme, en présence de l’époux et des parents des deux conjoints, pour donner la preuve de la virginité de la mariée. Cette chanson lance un cri d’alarme pour mettre fin à cette coutume portant atteinte à la dignité de la femme et faire comprendre que l’honneur d’une famille ne se limite pas à un bout de tissu taché de sang qui indique que le mariage a effectivement bien été consommé.

Utilisant des paroles audacieuses sous un rythme saccadé et répétitif de la musique rap, la troupe Bent Al-Massarwa (trois chanteuses, plus une coordinatrice âgées entre 20 et 28 ans) aborde des sujets délicats dans une société patriarcale et masochiste où les droits de la femme ne sont pas respectés. C’est le chant et la musique, elles racontent le combat que mènent les femmes, chacune à sa manière. « C’est notre façon de transmettre un message à la société. Nous avons choisi le rap parce que c’est un style de musique qui permet de s’exprimer plus librement, et on fait un mélange de rap et d’électro-chaabi », explique Marina Samir, l’une des chanteuses du groupe Bent Al-Massarwa. Et d’ajouter : « Nous ciblons un public très large, les femmes qui représentent 48 % de la population, mais aussi les hommes, et surtout les jeunes entre 20 et 35 ans ».

Du harcèlement sexuel aux pressions sociales et familiales que subissent les femmes, en passant par le sexisme et l’éducation favorisant les garçons au détriment des filles, cette troupe musicale fondée en 2014 exprime sa colère contre des moeurs qui pèsent sur le sexe faible. Et pour être toujours au courant de tous les problèmes que peuvent endurer leurs semblables, elles sont à l’écoute des femmes et vont à leur rencontre dans les bourgades les plus lointaines d’Egypte. Ce trio a donc sillonné de nombreux villages de la Haute-Egypte pour recueillir des histoires vraies, toucher de près les souffrances des femmes et les chanter à sa manière. Et ce n’est pas tout. Les trois rappeuses ont amené ces femmes à partager leur travail. A Minya, elles ont organisé trois ateliers d’écriture auxquels ont participé une trentaine de femmes avant de rédiger les textes de leurs chansons.

Après avoir donné une vingtaine de concerts au Caire, à Alexandrie, à Minya, à Assiout et même au Liban, elles s’apprêtent aujourd’hui à produire leur deuxième album Masgouna, du nom d’un bourg situé dans une zone rurale de Minya. Le mot signifie également femme « cloîtrée, enfermée » et « rendue muette comme une carpe ». C’est au sein de l’ONG Nazra (regard) pour les études féministes que s’est tenu l’atelier d’écriture, et c’est cette même association qui a produit le premier album pour cette troupe musicale. « La musique a une influence sur la société. On a donc voulu l’utiliser pour produire des chansons parlant des causes du genre et des droits des femmes tout en dénonçant le système du patriarcat et le machisme des hommes », explique Mozn Hassan, directrice exécutive de l’association Nazra.

Chant, vélo et théâtre

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Le vélo est devenu un moyen pour faire circuler des messages féministes dans la rue.

Mais le chant n’est que l’un des procédés pour transmettre un message ou défendre les droits des femmes, le mouvement féministe égyptien ne manque pas d’idées pour défendre sa cause. Des féministes et des ONG actives dans le domaine des droits des femmes n’ont pas manqué de créer diverses plateformes pour faire entendre leur voix. « Le discours féministe n’est plus le monopole de l’élite qui a longtemps adopté un langage peu théorique. Aujourd’hui, les femmes préfèrent les méthodes non traditionnelles », pense Nihad Aboul-Qomsane, présidente de l’Association égyptienne des droits des femmes en charge de ce dossier depuis plus d’une vingtaine d’années. « Lors de la dernière conférence sur le harcèlement, les jeunes féministes qui travaillent au sein de l’association ont choisi une manière différente pour attirer le public à y assister. On a invité quatre groupes musicaux et on a monté un décor de style nouveau, pas celui d’une conférence traditionnelle. Puis, on a demandé aux participantes de rédiger elles-mêmes les histoires de harcèlement dont elles ont été les victimes. Cette jeune génération qui porte le flambeau a décidé de sortir des salles fermées des conférences classiques », confie Aboul-Qomsane.

Si ces mouvements sont à la recherche de nouvelles méthodes de sensibilisation, c’est que Le Caire serait la mégalopole la plus dangereuse au monde pour les femmes, d’après un rapport de la fondation internationale Thomson Reuters. En effet, dans une méga-ville où les artères sont chaotiques et le trafic dense, le simple fait de marcher dans la rue ou de faire du vélo, par exemple, est une aventure, certains jugeant indécente la posture d’une fille sur un vélo. C’est l’avalanche de remarques désobligeantes, de regards dédaigneux. D’où une autre initiative organisée par l’association Go Bike en collaboration avec l’Institut suédois. Le but étant d’obliger l’homme de la rue en quelque sorte à accepter la chose. Deux événements ont été organisés par Go Bike avec l’Institut suédois. Objectif : lutter contre le harcèlement et promouvoir l’égalité homme-femme dans la rue. Touché par cette cause, Mohamed Samy, fondateur de Go Bike, a décidé de mobiliser des jeunes pour sillonner les rues du Caire à vélo. « On a organisé deux grands événements, l’un au Caire et l’autre à Alexandrie. Plus de 500 cyclistes y ont participé portant des t-shirts sur lesquels on pouvait lire: Non au harcèlement. On a même invité de jeunes filles à travers les pages Facebook qui luttent contre ce phénomène : Yalla Nerkab 3agal (faisons du vélo), Sawret Banat (révolution de filles) et Yalla Nelbès Foustène (portons des robes). Ce rassemblement a permis aux jeunes filles de se balader à vélo librement dans la rue et a également encouragé les parents à autoriser leurs filles à y participer », explique Samy. « Ce genre de campagne étroitement liée aux activités sportives encourage les jeunes à y participer et le message est reçu facilement et rapidement. L’événement a fait écho. Avant même sa tenue, le bouche-à-oreille et les réseaux sociaux ont encouragé beaucoup de personnes à y prendre part », affirme Samy qui a ouvert une école pour apprendre aux jeunes à faire du vélo où 90% des « élèves » sont des filles. Et pour prouver que les choses bougent, Samy affirme que « lors des randonnées organisées dans le gouvernorat de Minya, par exemple, 70 % des participants étaient des filles. Cela veut dire qu’on a réussi à briser un tabou même dans les milieux les plus conservateurs ».

L’art de toucher le public

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La troupe musicale Bent Al-Massarwa s’apprête à produire son deuxième album Masgouna.

Autre scène, autre image. Nous sommes sur une planche de théâtre. Le décor de la pièce est un appartement composé de 11 pièces. Un logement en forme de prison et dont les chambres sont des cellules. A l’intérieur de chacune se tient une détenue qui raconte son histoire à un public qui suit le spectacle avec des écouteurs MP3. « On a travaillé durant six mois en collaboration avec le mouvement Bossy (regarde) dans les ateliers pour produire enfin cette pièce de théâtre. A travers la narration, les femmes ont raconté comment elles ont été jetées en prison à cause des dettes qu’elles ont accumulées en voulant marier leurs enfants et équiper leurs appartements en électroménagers ou meubles. Et une fois sorties de prison, leur vie se trouvait chamboulée, car elles sont rejetées par tout le monde : l’entourage, le conjoint, les amis de la famille, les voisins, etc. On a donc voulu attirer l’attention sur cette cause à travers le théâtre », explique Dina Abdallah, responsable de l’Association des enfants des prisonnières, qui a produit un film documentaire portant le titre Non au stigma, un film qui aborde ce sujet.

Loin des salles de conférences

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Mais pourquoi donc ces ONG et ces activistes ont changé de procédés pour s’adresser au public? S’agit-il d’une révolution semblable à celle du 25 janvier, accordant plus d’importance à la jeunesse? « C’est une autre manière de cibler notre public. Les personnes directement concernées par nos programmes, on ne les rencontre jamais dans les salles de conférences », affirme Rawya Al-Dabi, experte en communication. Nihad Aboul-Qomsane partage cet avis. Elle estime que « les jeunes âgés entre 18 et 29 ans, qui représentent 23,6% de la population égyptienne, ne s’intéressent certainement pas aux conférences et aux discours classiques. Il faut savoir à qui l’on s’adresse, ce qu’il est prêt à s’approprier et ce qui ne le convainc pas. Et à partir de cela, choisir les méthodes adéquates dans les campagnes de sensibilisation ».

D’autres ONG, à l’instar de Ganoubiya Horra (sudiste libre), tentent de donner la chance aux femmes de Haute-Egypte, qui souffrent d’une liberté très limitée, de s’exprimer et de découvrir d’autres horizons. « La vie des filles en Haute-Egypte est très fermée. Et si elles arrivent, difficilement, à terminer leurs études, leur sort est seulement d’attendre un prétendant pour se marier. Nous essayons de leur montrer par des moyens simples qui leur plaisent que la vie pourrait être plus élargie et plus attrayante », explique Amal Maämoun, directrice de l’association.

C’est une approche toute simple qu’a choisie cette militante. Elle dit avoir accompagné des jeunes filles pour une balade sur le Nil, lors de la Journée mondiale de la femme, et leur a raconté des histoires de lutte de militantes natives de la Haute-Egypte qui ont pu— dans des conditions bien plus difficiles— réussir dans leur vie. « On a profité du travail fourni par l’ONG Al-Mareä wal Zakéra (la femme et la mémoire) qui présente une nouvelle lecture de l’histoire prenant en compte le rôle des femmes. Le but est de les inciter à avoir de la confiance en elles-mêmes et croire en leurs capacités », confie Maämoun, qui a aussi organisé des marathons et des ateliers de dessins pour faire circuler ses messages pour l’égalité des sexes dans la rue saïdie. « On a voulu tout simplement créer des espaces afin que ces filles puissent s’exprimer malgré les contraintes qui les oppriment dans ces milieux très conservateurs », renchérit-elle.

C’est par la parole que tout commence. « Le tiers du Coran et de l’Evangile est basé sur la narration. Cela signifie à quel point cette méthode a eu un impact sur la psychologie de l’homme », explique Aboul-Qomsane, en ajoutant que le fait de stimuler et de narrer peut porter ses fruits même s’il s’agit d’une coutume bien enracinée dans la culture de la société. « Quand l’Association de Haute-Egypte a voulu créer en Haute-Egypte des modèles de villages sans excision, elle a eu recours au théâtre ambulant pour faire comprendre les souffrances que peut subir une fille lors d’une excision. Cette méthode a réalisé un grand succès puisqu’on a réussi à éradiquer cette pratique dans 20 villages, devenus plus tard des villages modèles. Et c’est en profitant de cette expérience que le Conseil national de la maternité et de l’enfance a entamé une campagne contre l’excision en 2008 », explique Aboul-Qomsane, en ajoutant qu’elle a profité aussi de cette approche pour raconter, dans son émission qui sera diffusée au mois du Ramadan, des histoires de femmes musulmanes pionnières dans divers domaines, comme la première femme ingénieure qui a construit des routes dans le Lieu Saint, qui est La Mecque, et la première femme qui a fondé un hôpital sur le terrain .

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