Aucun indice sur les origines de Chama Al-Namouli, 90 ans, sinon le tatouage qu’elle porte au menton et autour du nez. En voyant ces branches d’oliviers, on comprend vite que Chama est Palestinienne. Elle explique qu’autrefois, le tatouage était ancré dans les moeurs, il servait d’identification à une tribu et on le faisait pour mettre en relief la beauté d’une femme.
La branche d’oliviers est un symbole de paix, et l’arbre lui-même forme un aspect essentiel de la culture palestinienne. Etant aussi un symbole de longévité et d’espérance, c’est comme si ces branches qui ornent le visage de Chama lui avaient permis de résister au poids des années, puisque l’olivier peut vivre jusqu’à 2000 ans. Chama, qui habite actuellement au village de Guéziret Fadel, dans le gouvernorat de Charqiya, au nord de l’Egypte, n’a pas choisi de vivre en Egypte. Les parents de Chama ont dû quitter la Palestine pour sauver leur vie et celle de leurs enfants de l’invasion israélienne. Elle est aussi la femme la plus âgée de cette communauté de 5000 Palestiniens, qui a su conserver, d’une génération à l’autre, ses traditions et sa culture. Et qui n’a pas oublié la Nakba.
Chama, témoin de l’histoire des oliviers

(Photo : Magdi Abdel-Sayed )
Ses mauvais souvenirs, la vieille dame tient à les relater dans les moindres détails. Ils sont restés gravés dans sa mémoire. Par exemple, l’évacuation collective et les difficultés du trajet en quittant Bir Al-Sabie, situé au sud de la Palestine, pour rejoindre Guéziret Fadel, un village dont la majorité des habitants sont Palestiniens. « Cela s’est passé en 1948, le bruit des avions continue de résonner dans mes oreilles. Nous avons mis 3 mois pour rejoindre l’Egypte. Quelques jours après notre départ, il ne nous restait plus de nourriture et ma mère est morte de soif », relate-t-elle. Chama raconte que sa mère était en train d’allaiter son petit frère lorsqu’elle a succombé à cause de malnutrition et de déshydratation. Et elle n’est pas la seule à avoir perdu la vie. Lors de ce long et pénible voyage, Chama a perdu beaucoup de proches. Nafla, la cousine de Chama, pensait qu’elle transportait son bébé dans les bras. Chemin faisant, elle a découvert qu’elle ne portait qu’un coussin enroulé à l’intérieur d’une couverture. « Sept membres de la famille se sont portés volontaires pour aller à la recherche de son bébé et 6 ont été tués par l’armée israélienne. Jusqu’à présent, personne ne sait ce qui est arrivé à ce bébé », raconte Chama. Et d’ajouter : « Au cours du périple, nous avons bu de l’eau impropre à la consommation pour survivre. Ce fut un grand miracle lorsque nous sommes arrivés en Egypte ».
Chama est issue d’une famille aisée, mais l’invasion israélienne les a empêchés de mener une vie confortable comme ce fut le cas du temps de ses grands-parents. La famille possédait des terres agricoles et des puits d’eau potable et pratiquait le commerce des chameaux et des chevaux. « Les gens venaient puiser de l’eau potable chez nous pour étancher leur soif et celle de leurs animaux ». C’est ainsi que la vieille dame raconte l’histoire de sa famille aux enfants du village. Mais en Egypte, Chama a dû vivre avec des moyens bien modestes. Avec son mari, elle a commencé à travailler dans les terres agricoles des villages voisins durant la saison des récoltes pour subvenir aux besoins de ses enfants. Une vie difficile, mais cette femme n’a jamais perdu espoir. La preuve: son fils aîné garde encore la clé de sa maison en Palestine. Tous les Palestiniens vivant à l’étranger rêvent de retourner dans leur pays natal et ont gardé cette habitude de conserver la clé de leur maison. Chama est convaincue que la sienne existe toujours et qu’elle pourra y retourner un jour.

Les habitants du village continuent à nourrir le rêve du retour en Palestine.
(Photo : Magdi Abdel-Sayed )
Son rêve est de revoir sa Palestine natale, ne serait-ce qu’un jour et mourir par la suite. Parmi ses 8 enfants, 5 seulement sont encore en vie. A ses petits, et arrière petits-enfants, elle continue de raconter des histoires sur la Palestine à divers moments de crise ou de tranquillité. La vieille dame garde un souvenir vif du jour où elle a accompagné son père pour faire la prière à la mosquée Al-Aqsa à Jérusalem. « L’émotion que j’ai ressentie à l’intérieur de ce lieu saint et ce sentiment de dévotion m’ont envahie. La mosquée est magnifique, d’une beauté à couper le souffle. Le dôme suspendu n’est jamais tombé sur la tête des fidèles », dit-t-elle avec fascination. Chama a gardé son dialecte palestinien, mêlé de quelques mots égyptiens: « Ilna » signifie nous avons, « makarej » signifie cafetière, « atrah » signifie tristesse. Reprendre de telles histoires lors des rencontres avec les nouvelles générations et nourrir leurs esprits de ce rêve du retour sont son objectif, et surtout, éviter qu’elles ne cèdent le droit de vivre dans leur pays natal.
Un village qui cultive ses racines
Comme elle, les Palestiniens de Guéziret Fadel, quoique bien intégrés, préservent leur héritage et tiennent à l’inculquer aux nouvelles générations. L’Egypte est devenue une deuxième patrie pour les Palestiniens vivant à Guéziret Fadel. C’est la tribu palestinienne d’Al-Namouli qui a commencé à habiter à Guéziret Fadel, dans le gouvernorat de Charqiya. « L’occupant avait bloqué toutes les routes, sauf celle menant en Egypte », raconte Al-Namouli, maire de Guéziret Fadel. Le village était à l’origine une île entourée de ruisseaux et son propriétaire portait le nom de Mohamad Fadel. Le cheikh Nosseir Al-Namouli a acheté une partie du village pour aider 200 Palestiniens à refaire leur vie.
Le trajet parcouru par la tribu a commencé à Bir Al-Sabie, au sud-est de Jérusalem, puis est passé par Qantara jusqu’au gouvernorat de Charqiya pour arriver au village d’Abou-Kébir, où se trouve Guéziret Fadel. De petites maisons construites en brique et en argile se juxtaposent les unes aux autres. Il y en a aussi qui sont construites en béton. L’aménagement des lieux à Guéziret Fadel est identique à celui des ruelles du vieux Jérusalem, dont les murs sont hauts.
Chama raconte le trajet comme si c’était hier. « A Bir Al-Abd, un bourg situé à Arich, il y avait des palmiers, nous en avons profité pour manger des dattes et boire de l’eau potable. Ce qui nous a permis de reprendre des forces. C’est grâce aux vieilles relations qu’entretenait ma famille avec des commerçants égyptiens que nous avons pu retrouver la paix, la sécurité et l’espoir de vivre », indique Chama, qui vit en Egypte depuis 70 ans. Ce qui ne l’a pas empêchée de conserver ses coutumes et traditions palestiniennes, comme offrir du café vert préparé dans une cafetière en cuivre. Chama n’a jamais acheté de pain dans une boulangerie, elle a même appris à ses petites-filles comment en préparer à la maison. « On achète 5 kilos de blé dur et on le moud pour obtenir de la farine. Nous avons à la maison tous les ustensiles nécessaires pour préparer le pain », précise Chama. En fait, le pain est présent dans tous les repas. Il est l’aliment essentiel qui accompagne tous les plats chauds. De même, l’huile d’olive sert de base à la préparation de beaucoup de mets palestiniens. Dans les moments difficiles, les Palestiniens trempent du pain dans de l’huile, à laquelle ils ajoutent doqqet zaatar (un mélange de thym, de grains de sésame et de sel), pour se rassasier. « Un repas modeste en ingrédients, mais qui donne l’énergie nécessaire pour faire nos activités », dit Chama. Les Palestiniens recourent notamment à ce coupe-faim quand ils sont sous couvre-feu et ne peuvent aller s’approvisionner en nourriture.

Le village de Guéziret Fadel est habité par des Palestiniens depuis 1948.
(Photo : Magdi Abdel-Sayed )
Dans ce village, toutes les fêtes palestiniennes, comme le Jour de la terre, sont célébrées. On accorde de même un grand soin à transmettre l’héritage palestinien aux enfants de Guéziret Fadel, qui sont nés en Egypte, et qui ne connaissent leur patrie d’origine qu’à travers ces histoires. « Nous sensibilisons les enfants pour qu’ils restent fidèles à leur patrie et à leurs origines, nous leur montrons la carte géographique de la Palestine sur laquelle figurent tous les noms des villes », précise Al-Namouli. L’objectif étant d’éveiller en eux l’amour de la patrie.
En même temps, tous ces Palestiniens sont très bien intégrés, ils sont même très influents dans ce village. A Guéziret Fadel, les membres de la tribu sont constamment sollicités par les habitants des villages voisins au moment des élections. Il arrive souvent qu’un candidat à un poste dans la municipalité ou au parlement demande le soutien d’un membre actif de la famille d’Al-Namouli, pour gagner aux élections. « Si nous étions Egyptiens, nous serions élus d’office », affirme Al-Namouli avec un sourire. A l’époque, l’ancien président Nasser avait déclaré que les Palestiniens devaient avoir les mêmes droits que les Egyptiens. « Beaucoup parmi nous sont nés en Egypte, mais portent la nationalité palestinienne. Le problème est que certains fonctionnaires nous considèrent comme des réfugiés ou des émigrés », souligne Al-Namouli.
Pour les Palestiniens de Guéziret Fadel, la guerre continue. « Nous ne reconnaissons pas l’Etat d’Israël et peu importe que Trump déplace l’ambassade américaine à Jérusalem, nous ne cesserons jamais de répéter que Jérusalem est arabe et rien d’autre », dit le maire avec fermeté. Les photos de Yasser Arafat, surnommé Abou-Ammar, héros de la résistance qui n’a pas cessé de répéter que Jérusalem était la capitale de Palestine, sont suspendues aux murs. Chama a aussi encouragé beaucoup de femmes du village à porter la robe palestinienne dans les moments de joie comme de tristesse. Cette robe, appelée « toube », est de couleur noire, et sa confection peut prendre jusqu’à 6 mois. Pour une fête ou un mariage, la broderie est de couleur rouge, et si l’occasion est triste, la broderie est bleu marine. Une manière, pour Chama et les autres villageoises, de conserver leur identité palestinienne, dans l’attente qu’un jour, peut-être, le rêve du retour se réalise .
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