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Jeunes salafistes : l’appel de la politique

Chahinaz Gheith et Amira Samir, Dimanche, 19 mai 2013

Loin des clichés, la nouvelle génération de salafistes est loin de faire bande à part. Leur acti­visme lors de la révolution et sur les réseaux sociaux a fait d'eux des citoyens ouverts sur le monde, ce qui est rarement le cas de leurs aînés.

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L'esprit révolutionnaire a eu un fort impact sur la jeune génération salafiste.(photo:reuters)

On les a vus parmi les révolutionnaires sur la place Tahrir. Alors que les cheikhs de la vieille génération étaient contre les mani­festations, les jeunes salafistes, eux, ont décidé de ne pas ménager le régime et de participer pleinement à la révolte. Cet esprit révolution­naire a eu un fort impact sur la jeune génération salafiste.

« Durant des décennies, on nous a empêchés de faire de la politique. On nous a muselés et oppressés. Pour la première fois, aujourd’hui, une porte s’ouvre et nous pouvons jouer un rôle. L’avenir, c’est nous, les jeunes ! Nous ne devons plus laisser la vieille génération acca­parer le pouvoir », lance Amgad Abdallah, un jeune salafiste, ingé­nieur, la trentaine et membre au parti Al-Tayyar Al-Masri (le cou­rant égyptien). Selon lui, le vrai problème réside dans la vision des chefs salafistes actuels. Ces der­niers, renfermés sur eux-mêmes, ne sont pas au courant des change­ments que connaît le pays et ont du mal à communiquer avec les autres.

« Moi, au moins, j’ai la chance d’être intégré dans la société grâce à mon travail, ce qui m’a permis de comprendre davantage les idées des autres », poursuit-il, tout en fusti­geant l’attitude des cheikhs tradi­tionnels lors du référendum du 19 mars 2011. « Certains cheikhs ont osé utiliser les notions d’enfer et de paradis pour orienter les électeurs à voter. De plus, ils ont déclaré que voter pour les libéraux ou les chré­tiens aux législatives était un péché. Tout cela montre bien qu’ils ne sont pas prêts pour la démocratie ». confie-t-il.

La jeunesse veut prendre le relais

Autrement dit, ces jeunes sala­fistes ont décidé de se démarquer de la position de leurs cheikhs en sor­tant manifester avec leurs compa­triotes. Ils se sentent aujourd’hui plus proches de la rue que de leurs représentants salafistes.

Ammar Ali Hassan, chercheur et spécialiste des courants islamistes, voit d’un oeil positif cette scission entre les jeunes salafistes et leurs cheikhs. Pour lui, c’est la preuve d’un clivage idéologique entre réformateurs et conservateurs. On assiste également à un clivage générationnel entre jeunes et vété­rans.

Ibrahim, jeune salafiste qui s’est lancé dans la politique et membre de la Coalition du soutien des nou­veaux salafistes, pense qu’il faut mettre de côté les désaccords poli­tiques pour pouvoir construire l’avenir. Pour ces jeunes, dépasser les différends est donc le mot d’ordre. « Le prophète a dit : Tempérez et rapprochez ». Un hadith qui s’applique à tous les courants politiques en recherche de compromis pour pouvoir avancer.

Actuellement, chaque courant politique pense pouvoir se passer des autres. Le courant islamique pense que la rue lui est acquise et les militants de la gauche misent sur l’inéluctabilité de l’évolution histo­rique. « Une crise de confiance régit leurs rapports. Et sans ce lubrifiant de confiance, rien ne peut se faire en Egypte », poursuit Ibrahim.

Un avis partagé par Moustapha Mahmoud, un autre jeune salafiste représentant de l’Union de la renaissance et de la réforme.

Comme pour beaucoup de sa géné­ration qui appelle à l’ouverture d’esprit et à la tolérance, l’applica­tion de la charia prend un sens différent de celui des vieux diri­geants.

« L’Etat qui préserve les libertés publiques, l’égalité et la justice sociale, la séparation entre les pou­voirs, l’Etat dont les dirigeants doi­vent rendre des comptes aux citoyens et respecter la loi, est un Etat plus conforme à la charia qu’un régime wahhabite », explique Mahmoud, jeune activiste.

Evolution des discours et des idées

Cependant, la jeune activiste Nawara Négm ne semble pas prête à faire confiance aux jeunes sala­fistes. Elle pense qu’ils profitent de la politique contestée des Frères musulmans pour tourner les événe­ments à leur avantage. « Alors que ni eux ni les Frères musulmans n’étaient présents au début de la révolution, ils se sont rendu compte que plus le temps passe, plus ils doivent être plus présents sur le terrain », assure Nawara.

Elle rappelle les propos pronon­cés par certains salafistes concer­nant la démocratie, la qualifiant de non conforme à l’islam.

Pourtant, d’après Nawara les jeunes salafistes apprennent vite. Ce sont eux qui ont sommé Abdel-Moneim Al-Chehat, candidat du parti Al-Nour, de se taire lorsqu’il avait déclaré que les romans du Prix Nobel de littérature, Naguib Mahfouz, invitaient à la prostitution et à la débauche. Aujourd’hui, les porte-parole salafistes ne remettent plus en cause publiquement la démocratie.

Et ce n’est pas seulement leur discours qui est en train d’évoluer mais également les idées. D’après Ammar Ali Hassan, ce changement dissimule une certaine aspiration au pouvoir.

Un défi que seule cette jeunesse salafiste pourrait relever. En confiant que leur tâche est de refor­muler le rapport entre le politique et le religieux, l’objectif des sala­fistes d’accéder au pouvoir n’est pas à exclure .

Le barbier qui refuse de raser les barbes

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Ahmad ne rase la barbe qu'aux jeunes partant au service militaire ou aux personnes subissant une intervention chirurgicale.(photo: Esssam Choukry)

« Désolé ! Je ne rase pas de barbe », affirme Ahmad Rachad, barbier salafiste, natif d’Alexandrie, en s’adressant à l’un de ses clients. La trentaine, ce jeune homme à la barbe hirsute et aux cheveux noirs couleur d’ébène est connu à Alexandrie. Son accoutrement et sa façon de parler diffèrent des jeunes de son âge.

Il explique à ses clients non salafistes que laisser pousser la barbe est une sunna waguéba (une pratique à respec­ter). Ainsi, Ahmad ne rase la barbe qu’aux jeunes qui doivent partir au service mili­taire ou aux personnes obligées de se raser de près pour des raisons de travail ou celles qui vont subir une intervention chirurgicale.

Ahmad (ou cheikh Ahmad comme l’ap­pellent ses clients) travaille dans une société qui produit des médicaments mais possède en même temps un salon chic dans la rue Al-Eskandarani, dans le quartier de Moharram Bey.

Sur une affiche électronique placée en haut de la porte d’entrée, on peut lire « Welcome » et « Ahlan wa sahlan ». Le nom occidental du salon Rital n’a rien en commun avec ce qui se passe à l’intérieur. Dès que l’on y pénètre, on remarque qu’il est très propre et bien équipé.

Mais, Ahmad Rachad n’est pas le seul barbier alexandrin refusant de raser la barbe de ses clients. Des pharmaciens refusent de vendre des lames de rasoir et de la teinture. Certains propriétaires de cafés ne servent plus de chicha et des coiffeurs pour femmes refusent d’épiler les sourcils. Il s’agit d’un mode de vie salafiste qui a pris de l’ampleur à Alexandrie après la révolution.

« Je me demande pourquoi des gens s’étonnent lorsqu’ils entendent qu’un barbier salafiste refuse de raser la barbe. Il n’y a aucun problème à se laisser pousser la barbe si celle-ci est bien propre et entrete­nue », insiste Ahmad en affirmant que ses clients sont nombreux et il y en a parmi eux qui viennent de très loin pour se faire coiffer chez lui.

La majorité des clients du cheikh Ahmad sont de nouveaux mariés qui veulent une nouvelle coiffure pour leur nouvelle vie. « Mes clients ne sont pas seulement des Alexandrins, mais aussi des Cairotes ou de différents gouvernorats et même des chrétiens. Les jours de fêtes chré­tiennes, le salon est plein à craquer. Ils vien­nent se faire couper les cheveux chez moi, suivant les conseils de leurs amis », explique Ahmad avec fierté. Il souligne que les salafistes sont des gens normaux qui rient et plaisantent mais respectent rigoureu­sement les préceptes de l’islam.

Abdallah, qui habite tout près du salon, préfère aller chez un autre barbier. « Je déteste que l’on m’impose quoi que ce soit. Là, il ne s’agit pas d’une barbe à raser, mais plutôt de divulguer des idées à travers ce salon de coiffure », confie Abdallah. Mais, ce n’est pas la seule raison. « Ce n’est pas pratique d’aller chez un barbier pour se faire raser la barbe et un autre pour se faire couper les cheveux », conclut-il .

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