Jeudi, 28 mars 2024
Enquête > Enquéte >

En Tunisie, une réforme audacieuse

Karem Yéhya, Mardi, 02 janvier 2018

L'année 2017 a connu des changements en ce qui concerne le statut de la femme dans le monde arabe. Une évolution à des rythmes toutefois bien différents. Focus sur trois pays arabes.

En Tunisie, une réforme audacieuse
Amel Smaoui et son époux Robert avec leurs deux enfants,l’un portant la chéchia et l’autre le bonnet de Papa Noël.

L’animatrice de télévision Amel Smaoui ne se sent pas concernée à titre personnel par l’abroga­tion du décret promulgué par le ministère de la Justice en 1973 et stipulant la conversion obligatoire à l’islam des non-musulmans souhaitant se marier avec des musulmanes. Mais elle n’en est pas moins heureuse de cette avancée réalisée le 14 septembre 2017. Fille d’un ancien ministre, elle a pu enregistrer son mariage, avec l’homme français qu’elle a aimé, auprès du consu­lat de son pays à Paris. C’était le 8 décembre 2007. Dans sa villa au coeur de la capitale, Tunis, elle raconte qu’elle avait rencontré son futur mari en Tunisie. Tous deux, ils ont dû faire le déplacement à Paris pour pouvoir se marier, … et encore. « C’était un cas exceptionnel parce que dans le temps, les consulats de Tunisie refusaient l’enregistrement de l’acte d’un mariage unissant une musulmane avec un non-musulman », se souvient-elle. De retour à son pays, elle a réussi à obtenir des papiers de la municipalité, sur lesquels figure le nom de son mari, Michel Robert. Aujourd’hui, le couple a deux filles de 7 et 6 ans.

Ses yeux se perdent dans la verdure de son jardin. « J’avais beaucoup de chance, mais cela ne m’empê­chait pas de partager la souffrance des Tunisiennes lésées par le fameux décret de 1973. Je me servais de mon cas pour encourager les femmes qui menaient cette même lutte pour pouvoir valider leur mariage avec un non-musulman », se souvient-elle. Puis, la révolution de 2011 lui a donné le courage de revendiquer publique­ment sur sa page Facebook l’abrogation de ce décret. « Aujourd’hui que ce décret est annulé, je n’ai pas de mots pour décrire ma joie et ma fierté qui sont celles de toutes les Tunisiennes », poursuit-elle. Cela dit, elle reconnaît que la majorité des Tunisiens est encore contre ce genre de mariage, la preuve en est les insultes et les accusations d’apostasie qu’elle reçoit sur Facebook. Et ce, même si la Tunisie est « en avance » par rapport aux autres pays arabes.

Egalité totale
En août dernier, le président tunisien, Béji Caïd Essebsi, avait relancé le débat sur l’égalité entre les femmes et les hommes. Dans son discours à l’occasion de la Fête de la femme, le président tunisien a demandé à son gouvernement d’étudier l’abrogation de la circu­laire interdisant à une Tunisienne d’épouser un non-musulman. Cette initiative présidentielle sans précédent intervenait dans la foulée du vote par le parlement tuni­sien, quelques jours plus tôt, d’une loi contre les vio­lences faites aux femmes. Celle-ci est considérée comme étant la plus progressiste et la plus équitable à l’égard des femmes au niveau des pays arabes et islamiques.

A l’Université Zitouna, il était difficile de trouver parmi les professeurs un partisan des réformes préconi­sées par le président Essebsi. Dans un premier temps, les oulémas de l’université ont déclaré excommuniée toute musulmane qui se marie avec un non-musulman. Dans un communiqué quelque peu édulcoré, le corps profes­soral a publié un communiqué rejetant l’interprétation des textes religieux considérés comme clairs et tran­chants. C’était l’une de ces rares fois où Zitouna prenait une position aux antipodes de celle de l’Etat. Avec le temps, l’opposition des religieux, à Zitouna comme ailleurs, s’est affadie.

Au ministère de la Femme, de la famille et de l’en­fance, Fayçal Sahraoui, responsable du programme national de l’égalité hommes/femmes, affirme que l’abrogation du décret de l’année 1973 est en harmonie avec la nouvelle Constitution de 2014 qui garantit le droits de l’homme. Il rappelle le discours du président Essebsi, le 13 août dernier, dans lequel il a insisté sur « l’égalité totale » des hommes et des femmes. Selon Sahraoui, la révolution de 2011 a fait disparaître toutes les réserves émises sur la Cedaw (Convention sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes).

Le programme visant à assurer aux femmes cette égalité a été lancé en 2015 en collaboration avec l’Union euro­péenne qui le finance en partie. Toujours selon Sahraoui, ce programme vise l’autonomisation économique des femmes et la suppression de toutes les formes de violence contre elles.

L’année 2018 témoignera en outre de l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi contre la violence faite aux femmes, et de la création dans les commissariats de police de cellules d’accueil destinées à héberger et à prendre soin des femmes agressées.

La loi ne suffit pas
Toutefois, Sahraoui reconnaît que « changer les mentali­tés est beaucoup plus difficile que le changement des lois » et que rien n’est acquis. Ainsi, au niveau de l’application des lois, il s’est avéré que les choses n’étaient pas aussi simples. Les deux autorités mandatées à ratifier les contrats de mariage, à savoir les municipalités et les notaires, se retranchent encore aujourd’hui derrière des prétextes socio­religieux ou bureaucratiques pour contrecarrer l’applica­tion des nouvelles dispositions.

Grâce à son éducation et à l’héritage du président Habib Bourguiba, les femmes en Tunisie sont fortement représen­tées dans tous les secteurs de la société, y compris la jus­tice, l’armée et la police. Mais à y voir de plus près, la société n’est pas la même à la capitale que dans les villages du centre et du sud, voire dans les quartiers pauvres de Tunis. « En s’éloignant de la capitale et des villes litto­rales, le mariage d’une musulmane avec un non-musulman est formellement rejeté par la société », constate Amel Smaoui. « La Tunisie est un pays à mille facettes, on y trouve de tout, y compris des femmes portant le voile inté­gral. Il s’agit de faire de ces différences une richesse en respectant les choix de chacun. Personnellement, j’ai res­pecté le choix de mon mari qui a refusé une conversion hypocrite à l’islam », ajoute-t-elle. Malgré tout, Smaoui se dit optimiste quant à l’avenir de son pays, elle ne croit pas qu’un retour est possible en matière des droits des femmes.

Ni le ministère de la Justice ni celui de la Femme, ni même le Centre de Recherches, d’Etudes, de Documentation et d’Information sur la Femme (CREDIF), ne disposent de statistiques concernant les Tunisiennes mariées à des non-musulmans.

L’avocate Najet el-Yacoubi, conseillère juridique de l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates (ATFD), estime que ce genre de mariage est de plus en plus fréquent et qu’il ne se limite pas à une classe sociale ou économique. Elle note d’ailleurs qu’aucune loi en Tunisie n’interdit explicitement ces mariages, « surtout que dans les cha­pitres du code civil qui précisent les interdits du mariage, il n’existe aucune mention de la religion de l’époux ».

Bochra Belhaj Hmida, qui préside la Commission des libertés individuelles et de l’égalité formée par le prési­dent Essebsi, croit que « toute décision révolutionnaire rencontre une résistance au début avant de se faire accepter ». Elle affirme que dans son rapport qui sera présenté au président en février prochain, la commission recommandera une vingtaine d’amendements législatifs pour étendre l’égalité hommes-femmes à tous les domaines. Les membres de la commission se penchent notamment sur la question de l’égalité successorale entre hommes et femmes .

Mots clés:
Lien court:

 

En Kiosque
Abonnez-vous
Journal papier / édition numérique