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Les tutus pointent du nez à Assiout

Manar Attiya, Lundi, 10 juillet 2017

Il y a un an, trois femmes ont tenu le pari fou de créer une école de danse classique pour filles à Assiout. Une première dans cette ville de Haute-Egypte où le mot danse, à lui seul, fait frémir. Reportage.

Les tutus pointent du nez à Assiout
(Photo: Mohamad Abdou)

Une vingtaine de filles accompagnées de leurs mamans font irruption dans la salle et se dirigent vers le vestiaire pour se changer. Les unes enfilent des justaucorps, d’autres des robes princesses ou des jupes courtes avec des pantalons stretchs en dessous. Les cheveux noués en chignon. Les tenues sont dissemblables, mais l’objectif est le même : apprendre la danse classique, et elles adorent cela. « On ne rate aucune séance », lancent en choeur les filles.

Les tutus pointent du nez à Assiout
Les filles apprennent l’art de danse classique à Assiout. (Photo: Mohamad Abdou)

C’est le grand silence lorsque la professeure de danse entre dans la salle. A présent, place à l’expression corporelle. Les filles enchaînent avec des mouvements de base. Les dos bien redressés, les bras arrondis et les mains à la hauteur du nombril, elles commencent par faire des pas de biche, puis se tiennent sur la pointe des pieds pour faire quelques pirouettes.

Nous sommes à l’école de danse classique pour filles, la première du genre à Assiout (350 km du Caire), en Haute-Egypte. Aujourd’hui, on fête le 1er anniversaire de son inauguration, cette école qui a ouvert ses portes en juin 2016. L’objectif étant de donner l’opportunité aux filles natives d’Assiout d’apprendre la danse classique.

Les tutus pointent du nez à Assiout
(Photo: Mohamad Abdou)

Tout a débuté en 2013, lorsque Rofayda Mohamad, la trentaine, a déménagé d’Assiout vers Alexandrie pour suivre son mari qui devait travailler durant deux ans dans cette ville. Rofayda pratiquait du fitness et de la danse dans un centre de renom.

De retour à Assiout, la maman et ses deux filles ont commencé à chercher un local, mais en vain. Rofayda a parlé de son idée à ses amies en essayant de trouver les moyens pour lancer son projet. Intéressées, Chourouk Moustapha et Dina Omar se sont ralliées à elle, devenant plus tard ses partenaires.

Le but n’est pas forcément de faire de ces filles des danseuses étoiles. Ces cours de danse peuvent avoir un impact sur l’estime de soi, la confiance en soi et leurs choix dans le futur. « Le ballet, ce n’est qu’un outil qui peut donner de l’espoir. Si tu as suffisamment confiance en toi, tu peux aller où tu veux, être qui tu veux, décider de ton avenir. Personne ne te dira ce que tu dois être. C’est à toi de décider. C’est ce que nous enseignons », note avec précision Dina Omar, une des partenaires.

Les tutus pointent du nez à Assiout
Maria Alfonse adore ses petites ballerines. (Photo: Mohamad Abdou)

Mais avant de lancer ce projet, elles ont dû braver bien des défis : Ouvrir une école de danse classique en Haute-Egypte est très difficile. C’est une société très conservatrice où les moeurs et les traditions sont bien ancrées dans les esprits des gens. « Ouvrir une école de danse est un scandale pour les fervents musulmans. C’est un grand péché, plus grave que celui de l’ivresse. Vous êtes complètement folles de vouloir lancer un projet pareil dans le Saïd. Quelle femme va sortir de chez elle pour accompagner sa fille à un cours de danse ?! Quel papa va accepter que sa fille fasse du ballet et porte des tenues aussi courtes ?! », lui ont répété les uns et les autres en se moquant d’elle. Pire encore. Les trois jeunes femmes ont même reçu des lettres de menace précisant qu’on allait kidnapper leurs enfants. Dans d’autres courriers étaient dessinés un cercueil et un crâne de mort. Des enveloppes renfermant des balles leur ont été envoyées à l’école de danse. Les trois femmes ont même reçu des menaces de mort par téléphone. « La police au gouvernorat d’Assiout a ouvert une enquête pour menaces de mort. Des agents de sécurité et des bodybuildés nous protégeaient et surveillaient les locaux », confie Rofayda. Cette femme qui impose le respect a décidé de réagir. Elle est parvenue à convaincre les filles en proposant à leurs parents de les accompagner, surtout les pères, et que les cours seront gratuits au début. Il fallait persuader les pères que leurs filles pratiquaient une activité qui n’est pas déshonorante ou dégradante.

« Au début, forcément, mon mari a refusé : Non, la danse n’est pas faite pour les filles saïdiennes », raconte Assala Al-Naggar. Cette femme de 32 ans, portant le niqab, a décidé, malgré tout, de faire plaisir à sa fille. « Tu feras ce que tu voudras et l’on ne dira rien à ton papa pour le moment », lui a-t-elle dit. Et d’ajouter : « La 1re fois que j’ai dit à mon mari que sa fille de 9 ans prenait des cours de danse c’était à l’occasion d’un spectacle qui avait eu lieu à l’école. Il pensait que sa fille faisait du karaté. En revenant à la maison, il m’a reproché de ne pas l’avoir prévenu plus tôt. Mais au fond, il était content et fier de sa fille », rappelle la maman.

Les filles qui se sont inscrites aux cours de danse, en juin 2016, ne dépassaient pas les quatre. Aujourd’hui, elles sont 120, grâce aux ruses utilisées par les mamans qui veulent offrir un avenir meilleur à leurs filles et plus ouvert que le leur. Avec mille et une astuces, les femmes saïdiennes parviennent toujours à se débrouiller et trouver des solutions.

En niqab pour aller danser

Les tutus pointent du nez à Assiout
Le rêve des filles est de devenir de célèbres danseuses étoiles (Photo: Mohamad Abdou)

Amal, une femme chrétienne, et sa fille Gina de 12 ans, se déguisaient en niqab avant d’aller à l’école de danse, et ce, pour ne pas être reconnues par les proches et les voisins. Mais le grand-père, qui commençait à avoir des doutes, les a attrapées en flagrant délit, et a demandé à la mère et la fille de ne plus lui rendre visite. « Tu prends tes affaires et tu rejoins les danseuses. Ma fille est morte. Je n’ai plus de fille », lui a lancé son père. L’interdiction de rendre visite à sa famille est une rude épreuve pour elle, mais elle continue d’aller de l’avant, afin de réaliser le rêve de sa fille, celui d’apprendre la danse classique.

Cette maman attend que son mari tombe dans un profond sommeil pour s’enfermer dans la chambre de sa fille et l’encourager à faire des mouvements de danse classique. « Gina, ma fille, a réalisé de grands progrès en danse classique, qui est un mélange de grâce, d’élégance et de raffinement. Elle suit assidûment les cours de danse, et c’est son activité de prédilection. Après chaque entraînement, elle attend le jeudi suivant avec impatience pour se rendre en cours. Elle danse sans relâche, même lorsqu’elle doit ranger sa chambre ou se préparer pour se rendre à l’école. Elle est heureuse et épanouie depuis qu’elle fait de la danse classique », confie avec fierté sa maman. Amal Lotfy. Cette dernière attend le moment propice pour révéler ce secret à son mari.

La bataille de Maria

Les tutus pointent du nez à Assiout
(Photo: Mohamad Abdou)

« Tenez la barre d’une seule main. Toujours à droite d’abord, la jambe gauche doit être plus proche de la barre. Faites un demi-tour à gauche, c’est ce qu’on appelle un détourné. Répétez cet exercice deux fois à droite et deux fois à gauche », lance Maria Alfonse, la professeure, avec rigueur. Les jeunes ballerines de 1re division, 4 et 5 ans, sont guidées par cette danseuse expérimentée qui a dû mener une lutte tout comme ses élèves pour imposer sa volonté au sein d’une société conservatrice. Vêtue d’un jean et d’une chemise fleurie, elle est en 6e année à la faculté de médecine, de l’Université d’Assiout. Elle a commencé à s’initier à la danse classique à l’âge de 16 ans. Vu qu’elle soit native d’Assiout, son père a toujours refusé qu’elle apprenne la danse. Mais Maria n’a pas baissé les bras. Elle s’est entraînée en regardant des vidéos sur Youtube. Elle a lu aussi beaucoup de livres sur la danse classique. Obsédée par cet art, Maria a demandé à ses oncles maternels, vivant à Béheira, de convaincre son père pour la laisser partir au Mexique durant un mois et demi, afin de suivre des cours de ballet. Ce fut en 2014. Finalement, son papa l’autorisera, mais avec des conditions. « 1re condition : je dois l’accompagner. 2e condition : elle doit porter un pantalon sous sa robe durant les cours et les spectacles. 3e condition : elle doit toujours danser en solo, car je n’admets pas qu’un homme puisse toucher ma fille », dit le papa de Maria.

De retour au Caire, le papa de Maria est devenu plus flexible. La jeune fille a commencé à faire du ballet à l’Opéra du Caire. Face à l’envie de faire un travail plus approfondi, Maria développe sa pédagogie de l’enseignement de la danse au sein de l’Opéra du Caire en 2015. Aujourd’hui, elle anime des ateliers, un moyen pour elle de sensibiliser les parents à l'importance de cet art au sein des différents établissements scolaires. « Pour moi, la danse est quelque chose dont j’ai réellement besoin, un peu comme l’air que l’on respire, la nourriture que l’on mange. C’est pour moi indispensable, voire vitale. Sans la danse, je ne peux pas vivre », commente Maria. « Au début de ma carrière de professeur, j’avais peur de ne pas pouvoir enseigner aux débutantes, mais comme il existe une certaine complicité entre nous, puisque nous avons vécu les mêmes conditions, les choses sont devenues plus simples et plus faciles par la suite », ajouta-t-elle avec beaucoup d’enthousiasme, tout en observant les mouvements effectués par ses élèves.

En fait, pour attirer plus de monde, Maria a décidé d’entraîner les filles et leurs mamans une fois par mois. Et ce, pour gagner leur confiance et leur montrer que l’endroit est respectable. Le jour de l’entraînement en famille, les mamans essayent de faire les mêmes exercices que leurs filles. « Je suis contente et ma fille aussi, car je m’entraîne avec elle. Elle voudrait que j’assiste à tous les cours ! », dit la maman de Nadine. Sa fille de 12 ans, qui tentait de lui apprendre quelques pas de danse, a été surprise de voir que sa maman avait du talent. Un beau moment de partage entre mère et fille.

Les tutus pointent du nez à Assiout
L’école de danse a commencé l’activité par 4 filles, mais aujourd’hui, leur nombre s’élève à 120. (Photo: Mohamad Abdou)

Sans aucun doute, toutes les filles qui fréquentent l’école de danse aspirent à une belle carrière comme les célébrités dans le monde du ballet : Baryshnicov, Béjart et Rudolf Noureev. « Les filles ont donné trois spectacles ce mois-ci en présence d’Ahlam Younès, directrice de l’Institut supérieur de ballet. Cette dernière leur a promis de les faire participer à un très grand spectacle, dans les quelques mois à venir, à l’Opéra du Caire. Mais l’école de danse d’Assiout est encore sur du sable mouvant. Les filles d’Assiout vont-elles continuer à faire de la danse classique avec toutes ces restrictions des parents ? », se demande Rofayda Hammad qui, un an après la création de son école, demeure encore sous pression .

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