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Le rude combat des paysannes

Dina Darwich, Dimanche, 05 mars 2017

La plupart des paysannes égyptiennes travaillent dans des conditions difficiles. 8 % d'entre elles possèdent des terrains et 25 % ont un travail fixe. Des initiatives sont lancées pour les aider à améliorer leur quotidien.

Le rude combat des paysannes

Au village d’Abou-Sir à Guiza, Om Abdallah et une quinzaine de pay­sannes ont décidé de s’unir pour améliorer leurs conditions de vie. Om Abdallah a transformé une grande partie de sa maison en cuisine, et plusieurs fois par semaine, le petit groupe d’amies se retrouve pour préparer des galettes de pain campagnard (béttaw), des pâtes fraîches et des sauces délicieuses qu’elles reven­dent ensuite.

Une ambiance chaleureuse règne dans la cuisine d’Om Abdallah, où l’odeur du pain sortant du four donne l’eau à la bouche. Les femmes papotent et se racontent les derniers commérages du village, tout en travaillant à une cadence infernale. Assise en tailleur devant le four, Om Mahmoud, veuve de 48 ans, enfourne les galettes et surveille la cuis­son. « Après la mort de mon mari, j’étais totale­ment perdue. Je ne suis jamais allée à l’école et je me suis mariée très jeune. La pension de mon mari ne dépasse pas les 360 L.E., et avec cette somme dérisoire il était impossible de subvenir aux besoins de mes cinq enfants. J’ai alors décidé de chercher du travail et je me suis lancée dans ce projet. Les 70 L.E. que je gagne chaque jour en travaillant ici me permettent désormais de joindre les deux bouts », confie Om Mahmoud, dont le visage ridé porte les stigmates de la misère.

Cette mère, comme beaucoup d’autres, a décidé d’exploiter son savoir-faire de paysanne afin de faire face aux difficultés et d’aller de l’avant. « Dès l’âge de 7 ans, une jeune fille doit apprendre à pétrir le pain. Elle commence à préparer de petites galettes de pain baladi, fabriquées avec de la farine de blé. Et, avant de se marier, elle doit apprendre à faire le pain campagnard à base de farine de maïs. Façonner ce pain n’est pas une chose facile. Le diamètre de cette galette plate atteint parfois les 40 cm, et sa réalisation demande beaucoup d’expérience. Une jeune fille qui ne sait pas bien pétrir le pain peut être humiliée par sa belle-famille surtout qu’elle est souvent obligée de vivre sous le même toit que ses beaux-parents », poursuit Hanan Saber, 30 ans et mère de trois enfants. « Après avoir obtenu un diplôme tech­nique, je voulais travailler pour améliorer les conditions de vie de ma famille. Mais malheureu­sement, dans notre village il est très mal vu qu’une femme travaille à l’extérieur. Dès que les jeunes filles atteignent l’âge de 16 ans, les pères décident de les marier. Et si une jeune fille veut aller étu­dier à l’université, personne ne la soutiendra sous prétexte qu’elle ne travaillera jamais ailleurs que dans les champs », poursuit Saber avec amertume, tout en malaxant une boule de pâte entre ses mains.

Sortir de la pauvreté
Les conditions de vie de ces femmes des terres du Nil semblent avoir trouvé un écho auprès de certaines institutions. Lors de la Conférence inter­nationale sur l’agriculture, Sarah Pozzi, une agri­cultrice engagée italienne, qui a rencontré Om Abdallah, a décidé de soutenir les femmes du vil­lage d’Abou-Sir qui travaillent la terre. Le projet, baptisé Baladini, un mot composé de l’arabe (balad, village) et de l’italien (ini, petite chose), leur a donné l’opportunité de s’organiser en microentreprise pour devenir plus autonomes financièrement. Lancé en 2011, ce projet fait par­tie du programme Nawaya dépendant de la fonda­tion suisse Drosos pour le développement. L’objectif de la fondation est d’améliorer les conditions de vie des petites agricultrices et de les sensibiliser aux méthodes d’agriculture respectant l’environnement. L’ambassade de Finlande a fait un don qui a servi à équiper des cuisines et à ins­taller des fours à pain dans plusieurs petits vil­lages. Selon Sarah Al-Sayed, une des fondatrices du projet Baladini, l’équipe compte trente membres, dont quinze agricultrices égyptiennes. « Nous tentons de varier les produits fabriqués dans les zones rurales afin de conquérir les mar­chés urbains. Nous fabriquons par exemple du pain fellahi à la caroube, au sésame, au thym et même au paprika, et nous avons aussi appris à faire des pizzas et des pâtes fraîches à partie des farines produites localement. Le fromage qarich sert désormais de substitut à la mozzarella, ce qui a augmenté la production de ce fromage local et diminué les importations. Les ingrédients que nous utilisons sont à 100 % naturels. Nous cultivons nous-mêmes les épinards que nous utilisons dans les sauces. L’équipe de bénévoles nous fournit de la farine de maïs et l’une des agricultrices partici­pant au projet est chargée de le moudre », ajoute Om Abdallah. Dans sa maison qui s’est transfor­mée en petite usine, rien n’est jeté et tout est recy­clé. « Les restes de farine servent à nourrir les poules d’Om Abdallah qui nous donnent de très bons oeufs, essentiels pour la fabrication des pâtes fraîches. Nous excellons désormais dans la fabri­cation de ces pâtes. Sarah Pozzi, qui vient nous visiter chaque semaine, nous a confirmé que nos pâtes étaient meilleures que les pâtes italiennes », raconte Hanaa, tout en mettant une galette de pain dans le four.

Le projet Baladini, qui a permis de créer cette microentreprise, a redonné espoir à toutes les femmes du village d’Abou-Sir. Au temps des pha­raons, l’agricultrice était le symbole de prospérité. On retrouve même dans la mythologie égyptienne ancienne plusieurs dieux symbolisant l’agriculture, dont Isis, déesse de la gratitude et femme d’Osiris, dieu de l’agriculture, et Sekht, déesse des champs. La paysanne égyptienne a été une source d’inspira­tion pour le sculpteur français Auguste Bartholdi, qui a réalisé la statue de la liberté, aux Etats-Unis.

Femmes et pauvreté

Le rude combat des paysannes
Le nombre de paysans en Egypte atteint les 6,7 millions, et 2 millions d'entre eux sont des femmes.

Selon les chiffres de l’Organisme central de la mobilisation et du recensement (CAPMAS), le nombre d’agriculteurs en Egypte atteint les 6,7 millions. Et les femmes représentent environ le tiers de ce chiffre, soit 2 millions de personnes. « Les femmes agricultrices sont les laissées-pour-compte de notre société. Elles ne figurent pas dans la loi sur le travail promulguée en 2003. Et les femmes qui travaillent sous la tutelle d’une tierce personne ne sont mentionnées nulle part. Les acti­vités basées sur l’entreprise familiale sont très répandues dans les provinces égyptiennes, mais la loi sur l’assurance sociale ne prend pas en compte cette catégorie de travailleurs. De fait, les agricul­trices ne bénéficient d’aucun droit fondamental », explique Nihad Aboul-Qomsane, avocate à la Cour de cassation et présidente du Centre égyptien pour les droits de la femme.

Abdel-Mawla Ismaïl, responsable de l’Associa­tion égyptienne pour les droits collectifs, se bat pour essayer de changer cette situation. Fondée en 2009, cette ONG a pour objectif de défendre les droits sociaux et économiques des agriculteurs, surtout depuis la promulgation de la loi 96 sur la relation entre locataires et propriétaires terriens qui a eu de graves conséquences sur la vie des paysans. Bien que les femmes agricultrices soient à l’ori­gine de 60 % de la production alimentaire égyp­tienne, ces femmes sont totalement marginalisées. Dès l’âge de 12 ans, les filles commencent à tra­vailler dans les champs. Un travail qui peut durer 10 heures par jour, et qui s’ajoute aux tâches ména­gères. Les femmes représentent 72 % de la main-d’oeuvre travaillant dans les champs toute l’année et 70 % des travailleurs lors des récoltes. Elles s’occupent également de l’élevage des volailles, du bétail et même de la fabrication des semences. 8 % seulement de ces femmes possèdent des ter­rains et seules 25 % d’entre elles ont un travail fixe. La majorité d’entre elles travaille de manière saisonnière ou temporaire. Selon Abdel-Mawla Ismaïl, le salaire journalier d’une paysanne revient à la moitié, sinon à un tiers de celui d’un homme, sans compter que ces femmes sont privées d’assu­rance sociale et médicale. « Il y a peu, raconte-t-il, une jeune femme a fait une mauvaise chute et s’est fracturé le bras pendant qu’elle récoltait le blé pour un gros propriétaire terrien. Au commissa­riat, les agents ont refusé de dresser un procès-verbal prétextant que ce n’était pas un accident de travail, ce qui l’a empêchée de se faire soigner à l’hôpital », explique Abdel-Mawla Ismaïl.

Un chemin parsemé d’embûches

Le rude combat des paysannes
Bien que les agricultrices égyptiennes produisent 60 % des produits alimentaires, elles sont les grandes oubliées de la loi sur le travail et ne bénéficient d'aucune assurance médicale ou sociale.

Même si ces femmes agricultrices tentent de s’organiser pour faire valoir leurs droits, le chemin semble semé d’embûches. Hanaa Abdel-Hakim, fondatrice du premier syndicat des Agricultrices égyptiennes, est bien décidée à aller jusqu’au bout de ce combat. A Taha Al-Ameda au village de Samallout dans le gouvernorat de Minya, Hanaa Abdel-Hakim a consacré le premier étage de sa maison au syndicat. « J’ai décidé de créer une entité qui puisse défendre les droits des femmes agricultrices, car ni la société ni l’Etat ne s’en soucient. Ces femmes souffrent quotidiennement de graves injustices. Elles sont exploitées, sous-payées et discriminées. Et tout le monde a l’air de trouver ça normal. Seulement, ces femmes souf­frent surtout en Haute-Egypte où le niveau de pauvreté est encore plus bas que dans les zones rurales du nord », explique Abdel-Hakim qui a fondé ce syndicat à la sueur de son front. « J’ai commencé avec 100 personnes. Aujourd’hui, le syndicat compte environ 300 membres. Mais, les ennuis quotidiens ne font que se multiplier. Dans le milieu conservateur où nous vivons, il n’est pas facile de bouleverser les traditions », ajoute Abdel-Hakim, qui énumère les moyens de pression qui peuvent être exercés sur les femmes. « On m’a reproché de recevoir de l’argent d’un pays étran­ger et d’assister à des conférences à l’étranger, juste pour profiter des voyages. On n’a pas cessé de déranger mon mari, l’injuriant et lui reprochant qu’il était incapable de me maîtriser, et de dire que mon père n’avait pas réussi à bien m’éduquer. D’autres m’ont menacée en disant que personne ne viendrait demander la main de ma fille. Tout cela a pour but de me faire cesser mes activités, alors que je me bats pour ces gens et pour le développement de notre région. A chaque fois qu’une femme se rend au syndicat, elle rencontre de graves pro­blèmes. Il y a quelques semaines, une femme a reçu un réchaud sur le visage de la part de son mari juste parce qu’elle avait assisté à une réunion au siège du syndicat. Résultat, elle a perdu un oeil », poursuit Hanaa Abdel-Hakim. De son côté, l’Etat met lui aussi les bâtons dans les roues du syndicat. « La bureaucratie entrave la bonne marche du syndicat. Après de gros efforts, nous n’avons obtenu qu’une accréditation temporaire. Cette situation nous empêche d’obtenir des aides ou de faire des emprunts bancaires », explique la syndi­caliste, qui a animé plusieurs ateliers visant à initier les paysannes à la production de certains produits laitiers et à la participation à des expositions pré­sentant des produits du terroir. « Le mariage pré­coce empêche les filles de poursuivre leurs études. Quand ma fille était à l’école primaire, elle avait une centaine de camarades de classe. Aujourd’hui, deux seulement ont réussi à faire des études univer­sitaires », précise-t-elle. Et de conclure : « Nos traditions stériles et passéistes empêchent les femmes d’améliorer leurs conditions et leur niveau de vie et les obligent à répondre toute leur vie aux ordres qu’on leur donne. Changer cette réalité est notre cheval de bataille. Cela ne va pas être aisé, mais comme dit le proverbe : On va plonger la main dans le nid des guêpes » .

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