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Education: L'école et la politique, les parents craignent un amalgame

Dina Darwich, Mardi, 05 mars 2013

Beaucoup de parents s'inquiètent d'une éventuelle frérisation de l'enseignement. Au-delà des rumeurs, certains signes laissent à penser qu'ils n'ont pas tout à fait tort ...

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« Non à la frérisation de l’éducation ». « Monsieur le ministre, je suis désolé, j’ai inscrit mes enfants dans une école privée, je paye des frais de scolarité exorbitants pour l’administration de l’école et non pour ta confrérie » ... les plaintes se suivent et se ressemblent face aux tentatives de politiser l’école.

Elles ont été émises lors d’une manifestation organisée par les parents et les élèves de l’école privée de Thèbes à Maadi.

Une vague de colère règne en effet dans cet établissement depuis qu’une dispute a eu lieu entre cinq élèves de la 6e primaire. « Un homme dépêché par le ministère de l’Education est venu enquêter sur cette affaire. Il a pris position pour un étudiant dont le père fait partie de la confrérie. Par ailleurs, le ministère de l’Education n’a pas le droit de mener une enquête sur mon fils sans m’en informer. Je suis indigné par ce type d’ingérence au sein d’un établissement éducatif et je ne comprends pas pourquoi l’administration de l’école n’a pas réagi », critique Mohamad Moussa, le père d’un élève impliqué dans l’histoire.

Si cette scène peut paraître banale, elle reflète bien les craintes de certains parents. Comme d’autres, elle fait craindre une frérisation de l’enseignement.

Politiser l’école

Au cours des derniers mois, plusieurs indices ont témoigné d’une volonté de politiser l’école. L’Association pour l’émancipation et le développement de la femme (ADEW) a récemment dressé un bilan condamnant les déclarations du conseiller du ministère de l’Education pour la philosophie et les droits civiques, Mohamad Chérif. Ce conseiller a annoncé qu’il avait l’intention de faire des modifications dans le programme de la 2e et 3e secondaire dont, entre autres, supprimer la photo de la féministe Dorriya Chafiq (qui a lutté pour obtenir le droit de vote des femmes en 1956). Comme prétexte, Mohamad Chérif a annoncé qu’elle ne portait pas le voile.

Toujours selon cette association, le ministère serait en train d’étudier la possibilité de supprimer des livres scolaires le symbole du croissant qui s’entrelace avec la croix. Le ministère se justifiant en avançant que les livres ne doivent pas contenir de symboles religieux.

Cette série de déclarations officielles, ajoutée au rapport sur certaines pratiques dans des établissements scolaires, est à l’origine de l’angoisse de certains parents d’élèves. Ces derniers tentent de comprendre ces indices qui sont un prélude à un changement profond du système éducatif.

« Nous n’accepterons pas que nos enfants servent de cobayes à la confrérie. Il faut dès maintenant lutter pour que ce ne soit jamais le cas », confie très inquiète la mère d’une élève.

Beaucoup d’autres se sont aussi rendu compte de cette menace. Une pétition a été lancée par une trentaine d’ONG pour dénoncer ces pratiques. Car le démenti du porte-parole du ministère, Mohamad Serougui, qui est revenu sur les déclarations du conseiller, n’a pas calmé les choses. Serougui a, en effet, affirmé qu’il ne s’agissait que de rumeurs et que le ministère était prêt à répondre à toute personne qui aurait des preuves sur un quelconque changement.

L’inquiétude croît

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Beaucoup s'indignent contre la suppression de la photo de la féministe Dorriya Chafiq, sous prétexte qu'elle ne porte pas le voile, d'après le bilan de l'association ADEW.

Dans les écoles et les foyers, c’est l’état d’alerte. « De tels propos sont inacceptables. Nous agirons pour empêcher tout changement inapproprié », lance Mme Soad, directrice d’une école privée depuis une dizaine d’années. « J’ai assez d’expérience pour pouvoir sentir qu’il y a anguille sous roche », dit-elle.

Lors d’une réunion de parents dans cette même école, l’ambiance est électrique. « Tant qu’on y est, autant supprimer aussi la photo de Néfertari et de Cléopâtre puisque ces reines célèbres ne portaient pas le voile », lance Abir, 43 ans et maman d’un élève.

La directrice prend la parole et tente d’informer les parents des derniers changements qui ont eu lieu au ministère de l’Education, entre autres la nomination de 22 membres de la confrérie à des postes-clés. Elle aurait recueilli ces informations à travers le syndicat des Enseignants.

« On craint que cet appareil fasciste ne manipule les cerveaux de nos élèves. Nous ne voulons pas que nos écoles se transforment en un lieu de propagande politique servant à soutenir le Parti Liberté et justice. C’est à la fois dangereux et inadmissible. En France, l’un des pays les plus démocrates, il est interdit de faire de la politique à l’école, car à cet âge précoce, ils sont comme de la pâte à modeler et risquent d’être la cible de messages extrémistes », poursuit Mme Soad. Pour cette directrice, parler de politique avec les élèves, « c’est leur inculquer des idées fanatiques ».

Etat d’angoisse

Cet état d’angoisse se ressent partout. « Le message que tentent de glisser certains enseignants de tendance rigoriste est dangereux. Je ne porte pas le voile, bien que je respecte les préceptes de l’islam, et je tiens également à ce que ma fille en fasse autant. J’ai peur qu’avec cette tendance à supprimer les photos de femmes illustres parce qu’elles ne sont pas voilées, ma fille me prenne pour une impie ou une apostate. Tout cela est très dangereux », avance une mère de famille.

Si elle apprécie le rôle caritatif et prédicatif que joue la confrérie, elle n’accepte pas qu’elle fasse de la politique au sein des établissements scolaires. « Il est inadmissible que l’on enseigne à mon fils le parcours de l’imam Hassan Al-Banna, fondateur de la confrérie », reprend-elle.

Dans la salle de réunion, c’est l’effervescence. Une autre maman prend la parole et avance que cette réunion ne fait que verser de l’huile sur le feu. « La théorie du complot nous guide, et on est en train de douter sans avoir de preuves concrètes sur la frérisation des programmes ». Les autres mamans la soupçonnent alors d’être favorable aux Frères musulmans.

On entend des chuchotements. La même maman qui a entendu les commentaires poursuit : « J’en ai marre : ici, tous ceux qui ne font pas partie du troupeau sont taxés de Frères ou de Soeurs. Moi, je ne crois pas à tout ce qui se dit dans les journaux ou à la télé ».

Puis un père chrétien saisit le micro. Il raconte l’inquiétude dans laquelle vivent de nombreuses familles coptes : « Au départ, on nous a imposé d’apprendre les versets du Coran sous prétexte d’améliorer notre arabe. On ne s’y est pas opposé car il y avait une justification logique. Mais on n’acceptera pas que l’on apprenne à nos enfants l’histoire de la confrérie ou ses principes ». Ce père de famille dit sérieusement envisager de rejoindre le reste de sa famille au Canada.

Détruire les bases

Selon le chercheur en pédagogie Kamal Moghith, il s’agit de détruire les bases de l’enseignement moderne. « Autrefois, le système éducatif était fondé sur l’apprentissage suivant la méthode des communautés. Les musulmans instruisaient leurs enfants à leur manière, les juifs, les chrétiens, les Grecs, les Arméniens de même. Chaque communauté avait ses propres écoles. Ce n’est plus le cas dans les Etats modernes où la citoyenneté est primordiale. L’objectif étant que les sunnites, les chiites, les orthodoxes, les catholiques, les protestants, les bahaïs et les juifs répètent le même hymne national et apprennent les mêmes valeurs de citoyenneté », explique-t-il.

D’après Moghith, la situation actuelle peut rapidement devenir inquiétante. « Les maux du système éducatif étaient restreints aux leçons particulières trop chères ou au nombre d’ élèves dans les classes. Aujourd’hui, on se perd dans des débats liés aux idéologies qui risquent de perturber le processus éducatif et de lui faire perdre son rôle », souligne-t-il.

Car le débat peut aller loin, trop parfois. Sur Facebook, le réseau Rasd a publié la vidéo d’un activiste place Tahrir, un livre scolaire à la main. L’homme veut donner des preuves de la frérisation de l’école : « Page 183 du manuel scolaire de la première primaire figure un chant patriotique. Dans l’un des vers, on peut lire Allons-y mes frères et le mot est répété à plusieurs reprises dans le livre ». Certains commentent avec raison : « Alors faut-il pour autant supprimer le mot frère du lexique arabe ? ».

A travers son éditorial publié dans le quotidien Al-Masry Al-Youm, l’écrivain Mohamed Salmawy a fait l’objet d’une polémique. Il avait publié une lettre qu’il avait reçue d’une journaliste indignée par l’annulation, à l’école Jana Dan, de l’hymne national lors du salut du drapeau. A la place, une autre chanson était fredonnée : celle qui a servi à faire la propagande de la confrérie lors de l’élection présidentielle.

Et bien que l’école ait nié le fait, le considérant comme un show médiatique, quelques parents ont émis des commentaires : « On est libre de choisir l’instruction qu’on veut pour nos enfants. Les écoles sont nombreuses, que chacun inscrive ses enfants dans l’école qui lui plaît ».

Aujourd’hui, d’autres rumeurs circulent concernant l’annulation des cours de musique dans les établissements scolaires. Une fois la nouvelle propagée, le ministère l’a démentie. Mais les familles, toutes classes confondues, sont sur leurs gardes, prêtes à lutter contre toute tentative de manipuler leurs enfants. Une question sur laquelle elles ne feront aucune concession.

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