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Du rythme pour le corps et l’esprit

Abir Taleb et Hanaa Al-Mekkawi, Dimanche, 24 avril 2016

En vogue depuis quelques années, les danses latino-américaines ont de plus en plus d'amateurs. Au-delà du divertissement, ces apprentis danseurs recherchent surtout un nouvel équilibre de vie.

Du rythme  pour  le corps  et  l’esprit

Du rythme pour le corps et l’esprit
Plusieurs festivals ont eu lieu au cours de ces dernières années en Egypte.

Jeudi soir, aux alentours de 20h. Tout en beauté, Marwa se prépare à son rendez-vous hebdomadaire. Maquillage discret, cheveux attachés, elle choisit une robe noire toute simple et surtout porte ses chaussures achetées spécialement pour l’occasion, avec un petit talon confortable et surtout qui tiennent bien le pied. Car ce n’est pas d’un rendez-vous amoureux qu’il s’agit : Marwa va danser. Cette jeune femme de 32 ans, qui travaille comme secrétaire dans une multinationale, suit des cours de danse latino-américaine depuis près d’un an et elle ne rate aucune des « Salsa Nights », organisées tous les jeudis. « C’est ma bouffée d’oxygène, ce qui me permet de finir une semaine fatigante de boulot en beauté, on danse, on écoute de la belle musique rythmée, on se lâche quoi, et il n’y a rien de mieux pour déstresser », dit-elle. Arrivée sur place, elle passe un bon moment à saluer les gens. Ici, on se connaît presque tous. Ce sont tous des habitués de l’endroit. On s’échange des accolades, des rires, quelques mots et puis la soirée commence. La musique se fait plus forte, les couples se forment, et c’est parti pour une nouvelle soirée salsa, ou plutôt salsa, tcha-tcha, rumba, tango, etc., avec une primauté pour la salsa, la danse la plus en vogue. La cadence des pas suit le rythme de la musique. Les corps fusionnent, s’élancent au ciel, reviennent au sol, tournent, ne forment plus qu’un, puis se séparent encore. Tout au long de la soirée, les couples se font et se défont, la plupart des personnes viennent solo et on change de partenaire presque chaque chanson. Il y a les pros, qui dansent depuis déjà longtemps, et les débutants, plus timides et plutôt réservés. Mais pas question de rester dans un coin regarder les autres danser.

Que l’on soit pro ou non, il faut passer à la piste. « Les instructeurs ne nous laissent jamais rester à regarder les autres, dès qu’on reste un peu assis à notre table, ils viennent nous inviter à danser, ils essaient de nous mettre à l’aise quand on est un peu gêné, vu qu’on est débutant, et puis comme c’est l’homme qui mène la danse, ça se passe tout de suite très bien », explique Réhab, une jeune fille de 27 ans. Elle a entamé son apprentissage de la danse latino il y a trois mois. « En fait, je venais de rompre mes fiançailles et je voulais me changer les idées. D’ailleurs, je suis venue avec mon frère », dit-elle. Marwa, quant à elle, voulait simplement lutter contre l’ennui. « Vous savez, au bout d’un moment, il n’y a plus rien d’excitant. Je travaille dans la même boîte depuis huit ans, je suis célibataire, mon cercle de connaissances est fermé et limité. Alors, avec une amie, on a décidé de venir apprendre à danser plutôt que de passer nos après-midi à traîner dans des cafés ».

Diplomates et hommes d’affaires

Du rythme pour le corps et l’esprit
Il faut compter 2 à 3 cours par semaine, en plus des « salsa nights », un passage obligatoire pour pratiquer et se perfectionner.

Lutter contre l’ennui et déstresser : voilà les principales raisons qui poussent ces apprentis danseurs à opter pour les danses latines. Mais ce n’est pas tout. Selon Khaled Tigana, devenu instructeur en 2002, mais qui travaille en même temps dans les ressources humaines, de plus en plus de personnes de tous bords viennent apprendre à danser. « Contrairement à ce que l’on pense, ce ne sont pas que des jeunes en quête de rencontres. Dans mes classes, il y a des officiers de police, des diplomates, des hommes d’affaires, des gardes du corps. Ce sont des personnes qui ont des métiers difficiles et qui viennent surtout pour décompresser. Mais il y a aussi des acteurs ou des couples fiancés qui veulent apprendre pour une occasion particulière, les premiers pour un rôle dans un film, les seconds pour une danse qu’ils veulent faire pour rendre leur cérémonie de mariage particulière. Cela dit, c’est avant tout pour le plaisir que l’on vient danser ».

Mourad Abdallah, instructeur et propriétaire d’une école de danse, ajoute un autre point, non moins important : « Avec le temps, on devient comme une famille, et moi, je ne suis plus juste un instructeur, je deviens presque un life coach. C’est tout un style de vie que j’essaie de leur transmettre à travers la danse. Car la danse, ce n’est pas seulement des pas à mémoriser : l’homme apprend à être un gentleman, la femme à se comporter avec élégance, comme une vraie dame. La danse, comme tous les arts, est un remède à tant de maux sociaux ».

Les danses latinos ne sont à la mode que depuis peu. La tendance a commencé à se propager depuis le début des années 2000 dans les classes sociales plutôt élevées. D’ailleurs, ce sont dans les quartiers huppés de la capitale, comme Mohandessine, Maadi, Zamalek ou Héliopolis que l’on trouve ces écoles de danse. Les cours sont offerts à raison de deux à trois fois par semaine. Le plus important, c’est la pratique ... même si les « élèves » viennent passer du bon temps, ils prennent la chose au sérieux. « Je ne rate aucun cours, sinon je suis perdue, les pas sont tellement difficiles à assimiler ! », dit Réhab. Juste avant le cours, elle change de chaussures car, comme toutes les participantes, elle a acheté celles qu’il faut pour les cours de danse. Quelques petites discussions avec ses nouveaux camarades, ils se connaissent à peine, puis le cours commence. D’abord avec des pas basiques que chacun fait seul, puis l’instructeur forme les couples. Avec lui, une assistante aidera les garçons, car il faut que l’un des deux partenaires puisse guider l’autre. Ensuite, on change de partenaire, une étape nécessaire pour que chaque débutant ait la chance de danser avec un professionnel. Tantôt grave, tantôt légère, chaque faute est corrigée par l’instructeur. Tout au long du cours d’une heure, les rires fusent : entourés de miroirs de tous les côtés, les « élèves » ne cessent de se moquer d’eux-mêmes. « On a l’impression que c’est facile, mais on se rend compte que pas du tout, parfois on se sent un peu ridicule, mais ce n’est pas grave, on finit toujours par apprendre, et puis l’essentiel, c’est le plaisir », raconte Ahmad, 28 ans. Il vient tout juste de finir ses études de médecine et voulait changer complètement de cap, ne serait-ce que pour quelque temps, après des études si épuisantes. Ola, elle, voulait concilier amusement et bénéfice. « Je voulais initialement faire du sport, et je me suis dit que c’est plus sympa que de se retrouver sur un vélo ou un tapis de jogging dans une salle de gym », explique cette étudiante de 20 ans.

Passage obligatoire

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Chez ces apprentis, la classe est tantôt un divertissement, tantôt le meilleur remède antistress.

Tous ces apprentis, ceux de cette école ainsi que d'autres, se retrouvent ensuite dans les Salsa Nights. Un passage obligatoire pour tous ceux qui veulent se perfectionner. Ainsi, au fil du temps, s’est créée une véritable communauté. Selon Magued Makram, la quarantaine, agent touristique, « c’est une communauté pour la danse où l’on établit implicitement nos propres règles, notre code de conduite. Dans nos soirées, l’objectif est de danser et de passer un moment agréable. Donc, pas de place aux dragueurs. Dès qu’on sent que quelqu’un dépasse les limites, vu que les danses sont parfois sensuelles, on le remet à sa place. Car ici, on se respecte tous. Et, bien sûr, selon les affinités, certaines relations évoluent, on se fait des amitiés et il y a même des histoires d’amour qui naissent ». Cela dit, insiste Magued, notre objectif initial est de danser, pas de faire du relationnel. Lui, il fait partie de cette communauté depuis près de 12 ans. « J’ai commencé par le tango, après avoir vu le film Shall We Dance, ensuite, je suis tombé amoureux de la salsa. C’est tout un monde, tout doit se faire avec élégance, depuis la tenue vestimentaire jusqu’à chaque petit geste, la façon d’inviter une femme à danser, comment guider ses pas, comment la remercier une fois la danse finie. Tout cela contribue à l’ambiance si spéciale qui n’existe que dans notre communauté. Le tout pour faire de ces soirées un moment d’extase unique, où tout doit finir en apothéose ». « Et, à l’intérieur de cette communauté, se forment des mini-communautés propres à chaque danse », explique Mourad Abdallah, instructeur et propriétaire d’une école de danse.

D’une petite communauté restreinte d’amateurs, on est passé à des événements plus sérieux. Des festivals de danse, nationaux ou internationaux, sont désormais régulièrement organisés en Egypte. Le dernier en date, le Congrès international pour la danse, s’est tenu en décembre 2015. Il a été organisé par Karim Meghaouri, Khaled Tigana, deux des plus importants instructeurs, ainsi que Magued Makram. L’événement a duré quatre jours et a regroupé les stars internationales de la danse latino-américaine. Quatre jours durant donc, les matinées étaient consacrées à des ateliers de travail regroupant les apprentis et les professionnels, égyptiens et étrangers. Quant aux soirées, c’était tout simplement des soirées dansantes. Avec évidemment des compétitions pour choisir le meilleur couple. Mais cet événement n’est pas le premier. Au cours des dix dernières années, plusieurs festivals ont eu lieu, comme celui de la danse afro-latine ou encore celui du tango. Ces événements sont pourtant peu médiatisés. D’abord, parce que ce sont des initiatives lancées par des groupes de danseurs et d’organisateurs restreints, sans prise en charge ni soutien de la part d’autorités comme les ministères de la Culture ou du Tourisme. « Il n’y a aucune volonté officielle pour encourager et promouvoir la danse, pourtant, c’est un art comme un autre. C’est une culture qui, malheureusement, n’a pas sa place en Egypte. Tout se fait dans des cercles très fermés, et pour organiser de tels festivals, on doit chercher des sponsors, ou carrément compter sur nous-mêmes », dit Mourad. « Pourtant, ça ne peut qu’être bénéfique, et pour le tourisme, et pour la société tout entière. Car la danse, les arts, la beauté sont essentiels pour que la société soit équilibrée », affirme-t-il.

Du rythme pour le corps et l’esprit

Ensuite, parce qu’apprendre ce genre de danse nécessite une certaine ouverture d’esprit et une certaine mentalité qui ne sont pas celles de l’Egyptien moyen. Selon le psychologue Ahmad Abdallah, « les danses de couples, surtout latines, renferment souvent quelque chose d’érotique. Certains les assimilent même à des actes sexuels, c’est pour cela qu’elles ne peuvent pas être acceptées par les classes conservatrices. Pourtant, la danse est très importante pour la santé morale et physique ».

Il est 18h, Mourad accueille son premier groupe d’« élèves ». Il commence par détendre l’ambiance parmi les nouveaux-venus, « n’oubliez pas que la danse, leur dit-il, c’est avant tout une fusion entre le corps et l’esprit » .

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