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Le cauchemar des programmes scolaires

Chahinaz Gheith, Dimanche, 10 avril 2016

Les failles du système éducatif … Tout le monde s’en plaint : parents et élèves. Stress, cris, pleurs. Une ambiance qui vire très souvent au cauchemar et qui a un impact négatif sur la vie de la famille et des enfants. Décryptage.

Le cauchemar des programmes scolaires
Une révolte contre la surcharge des programmes scolaires qui tuent la créativité des enfants. (Photo:Mohamed Abdou)

Elles n’appartiennent pas à un parti poli­tique, et n’ont de revendications ni politiques ni financières. Tout ce qu’elles veulent c’est un allégement du programme scolaire de leurs enfants. Les mères égyptiennes ne décollèrent pas. Cette demande date depuis des années mais sans résultat. Elles ont fini par s’organiser en créant Tamarrod (rébel­lion), un mouvement de contestation contre la surcharge des programmes scolaires et qui est en train de prendre de l’ampleur. Tout comme l’appel à la révolution de 2011 qui fut lancé sur les réseaux sociaux, les parents dont les enfants sont en cycle primaire ont créé des pages sur les réseaux sociaux pour contester. Des pages intitu­lées « Tamarrod contre les programmes sco­laires », « Votre programme est nul » et « Révolution des mères d’Egypte contre les pro­grammes scolaires » appellent les parents à se rassembler devant le ministère de l’Education pour protester contre des programmes scolaires qui, selon ces parents, tuent la créativité de leurs enfants.

Le cauchemar des programmes scolaires
Un enfant endormi alors qu’il fait ses devoirs.

Tout a commencé avec une plainte adressée par une mère au site électronique de la chaîne satellite Sada Al-Balad, dénonçant les programmes sco­laires. La grogne n’a pas tardé à faire tache d’huile et en quelques jours seulement, un demi-million de mères se sont jointes au mouvement. « Ce qui se fait actuellement au niveau des exa­mens et des programmes surchargés est destructif pour les enfants. Cela ne fait que les abrutir », se plaint Chaïmaa Ali, mère de deux garçons au pri­maire et administratrice de la page « Votre pro­gramme est nul ». Pour elle, le volume des pro­grammes d’études civiques et de sciences en 6e est tout simplement inhumain. Ce sont des pro­grammes qui, selon elle, sont bourrés de détails inutiles et trop compliqués, qui dépassent les capacités des enfants de cet âge. « Comment faire comprendre à un élève de 11 ans un programme couvrant l’histoire de l’Egypte depuis l’ère de Mohamad Ali jusqu’à la révolution du 25 janvier et du 30 juin, avec les dates, les noms des leaders et tous les événements en un temps record ? Nos enfants ne peuvent pas comprendre et retenir tous ces programmes surchargés qui, en plus, ne leur laissent pas le temps de respirer. En plus, cela les oblige à porter des cartables beaucoup trop lourds. Les enfants n’ont pas le temps pour se reposer et doivent sacrifier leurs moments de loi­sirs », ajoute-t-elle.

Certes, les programmes sont « bouclés » à la fin de l’année scolaire. Mais est-ce que cela signifie que les élèves ont tout retenu ou compris ? Rien de moins sûr. Plus grave encore, il y a des réper­cussions sur les relations entre parents et enfants. D’ailleurs, la question la plus fréquente qu’une mère pose à son fils est de savoir s’il a fini ses devoirs et appris ses leçons. Les mères ont donc décidé de tirer la sonnette d’alarme pour sauver leurs relations familiales. Elles ont donc décidé de monter le temps et de ne pas lâcher prise jusqu’à ce que le programme de la réforme scolaire soit revu. Il est à noter qu’une lettre de revendications a été envoyée au ministre de l’Education pour exiger un allégement des programmes, une sup­pression des derniers chapitres des matières de cette année, ainsi que la modification du calen­drier des examens, de sorte qu’il ait une seule matière par jour. Ces revendications n’ont pas donné suite et les mères contestataires n’en démordent pas.

« Je te hais, maman » !

Le cauchemar des programmes scolaires
Des caricatures critiquant un système éducatif malade.

Et, ce n’est pas la période des examens unique­ment qui est considérée comme un moment dur à passer. Dès le début de l’année scolaire jusqu’à la fin des examens, les familles égyptiennes sont toutes focalisées sur les études de leurs enfants et ce, dès la première année de leur scolarisation. Cette situation est non seulement stressante, épui­sante mais également coûteuse. Car pour aider les enfants, nombreux sont les parents qui ont recours aux cours particuliers. Cette ambiance stressante finit par devenir étouffante tant pour les parents que pour les enfants. « Maman, je te hais, tu es méchante, j’en ai assez, est devenue la phrase habituelle que mes enfants me lancent toute l’an­née scolaire. Quant à mon mari, il me dit qu’il a passé sa journée au travail et que ça ne serait pas trop demander d’avoir un peu de calme à la mai­son ! J’ai honte de l’avouer, mais j’ai failli deve­nir violente avec mes enfants. Je me sentais capable de donner des gifles à la moindre occa­sion, un truc de dingue. Bref, je suis devenue une épouse et une mère au bord de la crise de nerfs ! », confie Mayada, mère de deux enfants au primaire et administratice du groupe Tamarrod contre les programmes scolaires, qui compte plus de 200 000 adhérents. Elle raconte comment elle ne ferme plus l’oeil de la nuit pendant la période des examens. Et pendant l’année, non seulement elle aide ses enfants à faire les devoirs mais par­fois elle va aussi jusqu’à faire une bonne partie des exercices à leur place. Même situation pour Radwa Al-Eirini, administratrice de la page « Le Journal des mères qui en ont assez de l’école et des programmes ». Elle explique qu’après une rude journée de travail, c’est une autre qui com­mence avec les devoirs de ses trois enfants. « Une vraie corvée », lance-t-elle. Car ses enfants, comme la plupart des élèves égyptiens, rentrent vers 16h des cours, ont à peine le temps de grigno­ter un plat avant de s’attaquer aux devoirs. Un véritable supplice qui peut durer jusqu’à minuit, voire 1h du matin. Tout cela dans une ambiance cauchemardesque.

« Les enfants n’arrivent pas à se concentrer après une si longue journée. Ils ne comprennent pas ce qu’on leur demande. Du coup, je m’énerve, ils se mettent à pleurer et la soirée est gâchée », relate-t-elle, avant d’ajouter : « On ne se repose même plus pendant le week-end. On ne visite plus la famille. C’est une situation déprimante ». Radwa explique à quel point cette situation est démoralisante. Elle en est malade.

« Tout s’est détérioré autour de moi. même le boulot, je le faisais mal. Je criais en permanence, ne savais plus parler normalement. Nadine n’avait que 4 ans et, en quelques semaines, elle s’est transformée en petite fille capricieuse et agressive », poursuit-elle. Une scène qui est mal­heureusement devenue le quotidien des foyers égyptiens et qui montre comment cette crispation autour du travail scolaire pèse sur l’atmosphère familiale et fragilise parfois l’équilibre des familles. Au final, le niveau des élèves est affli­geant. Il n’y a qu’à les écouter et les voir écrire. D’ailleurs, ce n’est un secret pour personne. Selon des tests effectués l’année dernière par le ministre de l’Education, parmi 2,4 millions d’élèves du 3e et du 4e primaire, 1,2 million d’élèves n’arrivent ni à lire ni à écrire correctement. En 2013, l’Egypte a fini dernière du classement en termes d’éducation primaire, selon le Rapport global sur la compétitivité du Forum économique mondial. En queue de peloton, derrière 147 autres pays, le gouvernement a été forcé de reconnaître ses défaillances.

Le cauchemar des programmes scolaires
90 élèves entassés dans une classe ne pouvant contenir que 40.

Mais pourquoi la plupart des parents ont-ils tant de mal à garder leur calme lorsqu’ils sont confron­tés aux difficultés d’apprentissage de leurs enfants ? Il ne leur viendrait pourtant pas l’idée de s’énerver lorsqu’ils initient leurs enfants aux vélos, constate la pédopsychiatre Mona Gaber. « Au contraire ! A ce moment-là, les pères comme les mères se précipitent à la moindre chute pour apporter à l’apprenti cycliste réconfort et encou­ragements ! Alors qu’aux premières difficultés scolaires, les parents sont confrontés au décalage entre leur enfant rêvé et leur enfant réel, ce qui peut favoriser un stress au moment des études », analyse-t-elle, tout en ajoutant que ces dernières années, l’accélération du rythme de mode de vie et les difficultés sociales mettent tout le monde sous pression, ce qui accroît les attentes et les exigences des parents. « Ces derniers se sont transformés en véritable coach comme si leur mission éducative était la réussite scolaire de leurs enfants. A la moindre difficulté naît un sen­timent de culpabilité. Car aux yeux d’une mère, réussir à faire travailler son enfant signifierait qu’elle soit une bonne mère. Si cela se passe mal, elle voit son utilité remise en question et peut en être profondément déstabilisée », explique Dr Mona Gaber.

Une tête bien faite contre une tête bien pleine

Le cauchemar des programmes scolaires

Face à cette vague de contestation, le nouveau ministre de l’Education, Al-Hilali Al-Cherbini, a fini par admettre qu’il y a un mécontentement général à l’égard du système éducatif qui est à revoir de fond en comble. Invité dans une émis­sion diffusée sur la chaîne satellite Sada Al-Balad, il a promis d’élaborer une stratégie pour améliorer la qualité de l’enseignement.

Kamal Moghith, chercheur au Centre des recherches pédagogiques, reste sceptique. Selon lui, tous les prédécesseurs du ministre ont promis de réformer le système. Mais leurs promesses ne se sont jamais concrétisées. Pour Amna Nosseir, professeure de philosophie islamique à l’Univer­sité d’Al-Azhar et élue à la présidence du comité d’éducation au Conseil des députés, le vrai pro­blème de notre système éducatif est qu’il est paralysé par des décisions centralisées, des vieux programmes surchargés avec en plus un personnel sous-payé et sous-diplômé. « Le modèle pédago­gique est réduit au minimum : un professeur, un élève, un livre, alors qu’à l’étranger se multi­plient les méthodes interactives encourageant la créativité de l’élève. Chez nous, l’apprentissage par coeur est la règle, au détriment de la réflexion. Une fois les évaluations terminées, les élèves déversent les connaissances qu’ils ont acquises et ne se rappellent plus rien de ce qu’ils ont mémo­risé durant toute l’année. Résultat : un gros zéro, non pas aux examens, mais dans leurs têtes », explique Nosseir. Un avis partagé par Ahmad Moustapha, enseignant de sciences. Lui aussi déplore la densité des programmes qui ne laisse pas le temps aux élèves de comprendre et d’ap­prendre. Du coup, ceux-ci se trouvent dépassés par l’excès de travail et leur fatigue augmente en conséquence. « J’ai sans cesse l’impression de courir après le temps afin de terminer le pro­gramme. Je n’ai donc qu’à survoler et bâcler plusieurs parties de la matière sans laisser à mes élèves le temps d’assimiler les nouvelles notions », se plaint Ahmad Moustapha. Quant aux élèves, leur inquiétude est à son apogée. Quant on inter­roge les élèves, les mêmes mots sortent de leur bouche. Ils ne comprennent rien aux cours ; l’en­seignant leur explique mal. Mais ce qui est plus grave est que certains disent qu’il n'est pas néces­saire de comprendre mais il suffit d’apprendre par coeur. La plupart ont des maux de ventre à cause du stress et n’ont pas de moment pour se détendre ou se changer les idées. Une situation désastreuse.

Autre scène, autre image. Dans une école publique, un professeur a voulu montrer un peu d’originalité et a posé une question aux élèves de 6e primaire et leur a donné le droit de parler et de débattre. Il leur a demandé : si un visiteur venant de l’espace se rend à l’école, qu’allez-vous lui racon­ter ? Et les réponses se sont toutes focalisées sur un allégement ou une simplification des matières qu’ils étudient. Ou encore, ils ont demandé plus de temps de loisirs, plus de récréations, etc. Un sou­hait pas du tout étrange puisque le travail scolaire les accapare au quotidien, les prive de leur enfance et ne leur ménage pas des moments de partage et de plaisir où les enfants ne sont plus des élèves. Pourtant, comme disait Rabelais : « Vaut mieux une tête bien faite qu’une tête bien pleine » .

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