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Profession, malade !

Chahinaz Gheith, Dimanche, 08 novembre 2015

Des courtiers d’un genre particulier exploitent les per­sonnes atteintes de maladies chroniques pour servir de sujets d’étude à des étu­diants en médecine. Pour notre enquête, nous avons dû nous faire passer pour une étudiante à la recherche de malades. Reportage dans l'un des cafés où se déroule ce business insolite au vu et au su de tout le monde.

Profession, malade !

« j’ai entre les mains les personnes que vous cherchez : elles peuvent vous parler de leurs symptômes, des causes et de l’évolution de leur maladie et sont même capables de vous proposer le traitement approprié ainsi que les informations nécessaires pour établir un diagnostic. Le tout en anglais en échange de 1 000 L.E., c’est-à-dire 200 L.E. pour chaque patient. Si vous êtes d’accord, je peux vous les ramener ce soir », nous lance Fathi, la cinquantaine. Cela faisait un bon moment que nous essayons de marchander avec lui, mais il refusait de baisser le prix.

Profession, malade !

Cette scène a lieu dans un café populaire, situé devant l’hôpital Qasr Al-Aïni, baptisé Nadi Al-Atébbaa (le club des médecins). Selon les ouï-dire, et les connaisseurs des rouages de ce commerce, c’est à cet endroit, ainsi qu’aux alentours de l’hôpital universi­taire d’Aboul-Rich, qu’il faut chercher le réseau de courtiers qui procurent les patients aux étudiants de la faculté de médecine.

Une fois sur place, personne n’ose nous renseigner. Les gens se méfient dès qu’ils savent qu’ils ont affaire à des journalistes. On nous dit d’ailleurs que les gens impli­qués dans ce genre de business cessent tout d’un coup d’être visibles. Cependant, avec l’aide de certains étudiants, on a pu joindre l’un d’eux, en se faisant passer pour de vrais étudiants en médecine, tenant en main une blouse blanche. « Sans moi, toi et tes cama­rades, vous ne deviendrez jamais médecins. Je sers la médecine et en même temps je gagne ma vie », explique Fathi avec un brin de fierté. Le geste lent et le verbe hésitant, il fixe souvent le sol en parlant. Un moment de silence puis d’un ton moins indolent, plus cru, il lève le regard et commence à raconter son histoire.

Ouvrier dans une usine de ciment dans le quartier de Hélouan et atteint de tubercu­lose, celui-ci a arrêté de travailler suite à sa maladie. Il a fait la connaissance de Saber, un infirmier, lors d’une de ses visites à l’hô­pital Qasr Al-Aïni, et c’est grâce à lui qu’il gagne sa vie aujourd’hui. Il l’a présenté aux professeurs qui ont trouvé que c’est un cas intéressant pour les étudiants en médecine. Ses yeux noirs embués se ferment quelques secondes. Fathi repense au jour où il s’est rendu dans cet hôpital pour offrir ses ser­vices aux étudiants durant les cours pra­tiques ou théoriques à l’université. Depuis, sa vie a complètement changé. « Ce jour restera à jamais gravé dans ma mémoire. Le professeur m’a conduit dans une salle d’un centre spécialisé dans les cours parti­culiers où une quinzaine d’étudiants étaient présents. Sans savoir ce qui m’attend, j’ai ôté ma chemise comme il me l’avait deman­dé. Profitez-en pour vous exercer, a lancé le professeur à ses étudiants. L’un après l’autre, chacun devait poser son stéthos­cope, écouter les battements de mon coeur, prendre mon pouls, tâter ma poitrine et mon ventre. Cette scène d’exercices s’est répétée plusieurs fois et avec plusieurs groupes pendant 7 heures. Avant de partir, le profes­seur m’a remis une somme de 700 L.E., j’étais fou de joie. J’ai commencé alors à apprendre les moindres détails de ma mala­die et à réciter, par coeur et en langue anglaise, différents termes médicaux bien que je sois analphabète », relate-t-il. Il ajoute qu’au fil du temps, lui, le malade chronique, est devenu un courtier profes­sionnel, louant des malades aux étudiants.

Profession, malade !
L'examen clinique est une épreuve déterminante pour obtenir son titre de médecin. (Photo:Chérif Mahmoud)

Fathi n’est pas le seul à s’être lancé dans ce commerce fructueux. En fait, cette pra­tique existe depuis les années 1980. Mais avec le nombre recrudescent d’étudiants en médecine, les cours particuliers et l’impor­tance des examens cliniques, ce genre de business insolite a pris la forme d’un réseau illégal bien organisé. Il n’y a pas seulement des personnes atteintes de maladies, chro­niques ou graves, (problèmes cardiaques, hépatiques ou pulmonaires, cancer, insuffi­sance rénale), qui utilisent leur état de santé pour gagner de l’argent, mais aussi des intermédiaires et des courtiers qui sont entrés en jeu et n’hésitent pas à exploiter la situation malheureuse de ces patients pour tirer le maximum de profit. Leur point de rencontre est connu, ils choisissent les lieux stratégiques situés à proximité des hôpitaux universitaires. Chaque courtier ayant une spécificité médicale rassemble ses patients et les répartit dans les centres de cours par­ticuliers en fixant ses tarifs, tout en étant protégé par des hommes de main.

A la fin de la consultation qui souvent ne dépasse pas les deux heures, chaque malade empoche environ 200 de L.E. dont 40 % sont versés au courtier. Et avec des examens cliniques aussi courants, ces malades d’un genre particulier finissent par apprendre par coeur le moindre détail de leur maladie et par conséquent, tenir en otage les étudiants exploitant ainsi leur peur d’échouer.

La maladie, un marché juteux !

Profession, malade !
Chaque année, le nombre des étudiants en médecine augmente.

Chose encore plus étrange, ces malades chroniques présentent ce type de services à toutes les facultés de médecine en Egypte. Ils connaissent l’organigramme de chacune d’entre elles, ce qui leur permet de mieux s’organiser. « Si je ne gagne pas 7 000 L.E., je dis que j’ai raté la saison des examens. C’est comme la saison de la récolte du coton chez les paysans », confie Samir, un patient qui a commencé à présenter ses ser­vices dans les hôpitaux durant la période des examens, ainsi que dans les différents centres hospitalo-universitaires.

Aujourd’hui, il s’est fait un nom dans le monde de ces courtiers et a ouvert un centre dans le quartier de Manial où il rassemble Samir fixe ses tarifs en tenant compte des étudiants et des universités qu’ils fréquen­tent. « Il y a une différence entre l’étudiant de l’Université du Caire ou de Aïn-Chams et celui d’une université privée. Même chose pour l’étudiant qui n’a pas encore obtenu son diplôme et celui qui prépare un magistère ou un doctorat. Plus l’examen est important, plus le tarif augmente », précise-t-il d’un ton solennel, tout en ajoutant que c’est pareil pour les malades, c’est-à-dire que ceux qui gagnent le plus d’argent sont atteints de maladies chroniques, ont fait des accidents vasculaires graves ou souffrent de maladies nerveuses et de problèmes thyroï­diens. Des maladies qui exigent des étu­diants un examen clinique plus approfondi.

Il est 18h. Fathi a fixé un rendez-vous avec quelques personnes atteintes de mala­dies graves. Quatre personnes âgées et un enfant de 12 ans accompagné de sa mère étaient présents. Cette scène rappelle le marché noir du trafic des organes où des milliers de patients démunis sont pris au piège en échange d’argent. Ici, la scène est la même et l’on continue à exhiber du « cheptel humain ». En fait, là, il s’agit de patients démunis que proposent ces cour­tiers.

Les yeux cernés, le visage pâle et le corps chétif, l’enfant semble bien fatigué. Il est atteint depuis un an d’une leucémie aiguë. Pourtant, cela n’a pas empêché sa mère de le faire venir pour le proposer aux étu­diants. « N’aie pas peur, les médecins ne vont pas t’examiner, ils vont seulement par­ler un peu avec toi », dit la maman à son enfant qui gémit de douleur. Fathi se com­porte avec eux brutalement et ne cesse de leur donner des ordres. « C’est au cours de cette semaine que les épreuves vont avoir lieu. Vous devez être présents à l’hôpital la veille des examens. Pas une minute de retard, car je peux vous remplacer par d’autres. N’oubliez pas, je prends 50 % de la somme que vous percevrez », leur dit-il. Mais il semble que l’un d’eux n’est pas content, il trouve que 50 % c’est beaucoup. « Comment subvenir aux besoins de mes trois enfants scolarisés dans différents cycles, sans compter les 300 L.E. que je dois dépenser mensuellement pour les médicaments. Pitié. C’est le rizq (gagne-pain) de mes enfants que tu es en train d’extirper », fulmine Ibrahim, un vieux patient atteint d’une tumeur à la vessie.

Profession, malade !
Les cafés situés aux alentours des hôpitaux universitaires sont les points de rencontre des médecins et des patients. (Photo:Mohamad Adel)

Or, ce ne sont pas seulement les malades qui sont à la merci de ces courtiers, mais aussi les étudiants puisqu’ils se voient obli­gés de payer pour faire un diagnostic. C’est lors des examens cliniques de la quatrième à la sixième année que la plupart d’entre eux sont confrontés à de telles situations. « A notre époque, le patient n’osait pas bouger, encore moins réclamer un sou aux étudiants. Aujourd’hui, ces derniers se voient obligés de collecter des sommes d’argent pour les remettre à des malades qui rejettent tout traitement parce que leur maladie est devenue un gagne-pain pour eux », explique le Dr Omar Sameh, chirur­gien à Qasr Al-Aïni, tout en ajoutant qu’il est contre cette pratique. « Il faut bien que ces jeunes étudiants s’exercent, mais, en l’état actuel des choses, ils ne font qu’ache­ter l’examen clinique. Comment veulent-ils apprendre s’ils ne savent pas faire correcte­ment un diagnostic ? Nous en avons assez des erreurs médicales et des catastrophes provoquées par ces médecins ignorants », se plaint-il.

Les avis sont mitigés, certains étudiants voient que ces patients sont d’un grand secours pour eux. Le grand nombre d’étu­diants et le manque de temps dont disposent les professeurs font que la période d’un examen clinique ne dure que 10 mn pour chaque étudiant. « C’est vrai que pour apprendre, il faut pratiquer mais comment peut-on poser un diagnostic en si peu de temps, alors que l’on doit poser des ques­tions sur son passé médical ? Il est simple de payer au malade au lieu de perdre toute une année d’études », souligne Tareq qui a déjà versé 400 L.E. à cet effet. Il raconte que son copain Rami a eu recours à la ruse en voulant recueillir le plus d’informations possibles du patient. Mais ce dernier lui a caché certains symptômes, ce qui a faussé le diagnostic. Résultat, il a échoué. Seuls les étudiants studieux ne sont pas pris au piège posé par ces malades sans scrupule.

Abdallah, un étudiant en cinquième année de médecine, a déjà passé de tels examens cliniques l’année précédente et connaît bien les ruses des patients. Dès qu’il a posé le stéthoscope sur le thorax du malade pour commencer sa consultation, ce dernier lui a déballé tous ses symptômes ne laissant pas le temps à l’étudiant de poser les questions nécessaires pour poser son diagnostic. Face à une telle situation, Abdallah a tenu à informer son professeur de la malhonnêteté du malade et ce dernier l’a autorisé à chan­ger de lit et à examiner un autre cas. Et bien que tout le monde soit au courant des four­beries utilisées par les malades, personne ne peut rien faire. « Une fois, le personnel responsable des examens a décidé de don­ner une bonne leçon à ces malades en refu­sant de participer aux examens. Pourtant, ces derniers n’ont pas manqué de ruses. Connaissant exactement les dates et les horaires des examens, ils se sont fait hospi­talisés en passant en consultation externe. Le médecin de garde ne les connaissant pas les a dirigés vers le pavillon et les étudiants les ont retrouvés de nouveau », nous raconte Abdallah.

Insolites mais vraies. Des histoires et des scénarios fréquents, rapportés à la fois par des étudiants et des patients, attablés dans ce café, au sujet de ce commerce fructueux où tout le monde trouve son compte. A la fin de la rencontre, et en souhaitant à ses collègues un prompt rétablissement, l’un des patients se lève et lance avec colère : « Pourquoi nous souhaiter de guérir. Bien au contraire, vous devriez prier pour que nous restions dans cet état, car c’est notre seul gagne-pain pour subvenir aux besoins de nos familles ».

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