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Chaînes Islamiques: Un outil de propagande politique

Dina Bakr, Lundi, 07 janvier 2013

Ralliant une large audience, elles sont critiquées pour leur discours hautement politique et leur manque de professionnalisme. Etat des lieux.

Chaînes Islamiques

J’ai toujours suivi le programme religieux du cheikh Hazem Salah Abou-Ismaïl, diffusé quotidiennement sur la chaîne Al-Rahma, mais après le déclenchement de la révolution, il a perdu de sa crédibilité et aujourd’hui il ne me convainc plus », confie Nisrine, femme au foyer. Fidèle spectatrice des chaînes religieuses, Nisrine cherchait simplement à mieux comprendre sa religion. Mais lorsque les animateurs ont commencé à confondre religion et politique, elle a décidé de ne plus voir ces chaînes. En effet, avant la révolution, Hazem Abou-Ismaïl n’abordait jamais les problèmes politiques contrairement au présentateur Hazem Chouman, qui a été la cause de la fermeture de la chaîne Al-Rahma du temps de Moubarak. Chouman critiquait ouvertement les symboles de l’ancien régime et il bénéficiait d’une grande audience.

Nisrine pense que Hazem Abou-Ismaïl a dupé les gens. Il a tenu des propos mensongers dans les médias à des fins politiques. Depuis, elle se contente d’approfondir ses connaissances en matière de religion, en lisant des livres rédigés par des oulémas d’Al-Azhar. Et donc, elle ne suit plus ces chaînes qui, selon elle, se servent de la religion pour faire de la propagande politique et ne présentent qu’un seul point de vue, ce qui est aberrant. Elle ajoute : « Lors d’une émission sur la chaîne Al-Hafez, un animateur a dit avoir entendu qu’un complot se préparait contre le président Mohamad Morsi, et ce, sans donner de précisions ». Une déclaration aussi floue, dont la source est inconnue, enfreint les règles du métier, car un journaliste doit donner le plus d’informations possibles en vérifiant ses sources.

Beaucoup de téléspectateurs ont remarqué ce manque de professionnalisme devenu le point commun des chaînes religieuses comme Al-Hafez, Al-Nas et Al-Rahma qui ont dévié de leur message principal qui consiste à enseigner les principes de la religion et à amener les gens à la piété. Le discours religieux a été remplacé par des messages servant des intérêts politiques de certains partis de tendance islamiste. Des messages devenus de plus en plus agressifs et intolérants à l’égard des chaînes privées adoptant le point de vue du courant libéral et que les chaînes islamiques qualifient « d’athées ». Aujourd’hui, sur les écrans des chaînes satellites c’est une véritable guerre verbale. Les animateurs des chaînes religieuses s’en prennent à ceux des autres chaînent et réciproquement.

Les chaînes religieuses prolifèrent en Egypte depuis les années 1990 et attirent une grande audience. Certaines d’entre elles sont financées par des fonds provenant du Golfe. Le cheikh Khaled Abdallah est l’un des prédicateurs les plus contestés sur les réseaux sociaux Facebook et Twitter. Lors de son émission Masr al-jadida (la nouvelle Egypte), il avait interviewé Magued Chébeita, membre de l’assemblée constituante, et les deux hommes étaient persuadés qu’il y avait une conspiration tramée par les partis d’opposition et les feloul pour perturber le référendum et renverser le régime du président Morsi. « Je ne comprends pas pourquoi cette panique de la part du courant libéral. La nouvelle Constitution garantit les droits de tous les citoyens », avait déclaré Chébeita. Quant à Abdallah, il a estimé que c’étaient les médias privés, sponsorisés par les feloul, qui accentuent cette peur chez les citoyens. Il a comparé ces médias « aux marines américaines ». La théorie de la conspiration est sans cesse mise en avant dans ce genre d’émissions avec des accusations souvent très virulentes à l’égard des opposants. Des opposants qui ne sont pas seulement des politiques, mais aussi des présentateurs, des écrivains, des sociologues et des psychologues.

Lamis Al-Hadidi, présentatrice de la chaîne CBC, est l’ennemie numéro un des chaînes religieuses. Son nom figure sur une liste noire comprenant animateurs, journalistes, hommes politiques et hommes d’affaires qui rejettent les idées du courant islamiste. Lamis ne cache pas son inquiétude au point de déclarer en direct : « Après la publication de cette liste, les personnes qui figurent dessus circulent avec des gardes du corps ».

Et d’ajouter avec un sourire froid : « Les chaînes islamiques pensent que l’on raconte des mensonges. Si tel est le cas, pourquoi suivez-vous nos programmes ? Je vous prie de bien vouloir changer de chaîne ou d’éteindre la télé dès que vous voyez l’un de nous apparaître à l’écran ».

En effet, ces chaînes religieuses choisissent leurs sujets de débat en fonction des personnes avec lesquelles elles ont un contentieux et non en fonction de l’actualité. Le cheikh Abdallah Badr, prédicateur radical, a été condamné pour diffamation à l’égard de l’actrice Elham Chahine. Lors d’une intervention sur la chaîne Al-Hafez, il s’en prend violemment à des personnalités comme Mohamed ElBaradei, figure de proue de l’opposition, décrit par les islamistes comme un renégat servant les intérêts des Américains. Magdi Al-Gallad et Wael Al-Ibrachi, deux présentateurs connus, sont, eux, qualifiés « d’aveugles qui ne discernent plus la vérité ».

A la fin de son intervention en direct, Badr appelle ces présentateurs à « mieux se comporter » pour être gratifiés dans l’au-delà, et ce, en versant une partie de leurs salaires qui s’élèvent à des millions de L.E. aux pauvres qui sont nombreux en Egypte.

Malgré le manque de professionnalisme, les chaînes religieuses possèdent une grande audience. « Je ne regarde que ces chaînes, ce sont les gens qui connaissent les paroles de Dieu. Ils nous aident à mieux comprendre notre religion, ils utilisent un langage simple et nous guident lorsqu’il s’agit de prendre une décision politique. C’est grâce à eux que j’ai compris que dire oui au référendum satisfait le Bon Dieu », dit Karima, femme de ménage qui ne quitte pas ces chaînes.

En effet, les téléspectateurs de ces chaînes sont en majorité issus de la classe modeste et sont pour la plupart illettrés. Hassan Abou-Taleb, directeur de l’Institut régional d’Al-Ahram, pense que la stratégie de ces émissions est de tenir en haleine leurs téléspectateurs, faire pression sur eux au nom de la religion et les polariser politiquement. Aujourd’hui, les médias reflètent les divisions de la société égyptienne. Et cela se reflète davantage dans les chaînes de tendance islamiste, qui critiquent de manière acerbe les présentateurs des autres chaînes ou les représentants des autres partis politiques qui s’opposent au régime actuel.

Il suffit de faire le tour de ces chaînes pour constater à quel point les symboles du camp libéral et laïque sont devenus des sujets favoris de discussion. Ils ont même donné des surnoms à chacun : Abdel-Rahmane Youssef, poète de la révolution, est surnommé le paresseux, Hussein Abdel-Ghani, porte-parole du Front du salut, est qualifié de feloul, le chercheur Ammar Ali Hassan est traité de « fourbe » et le présentateur Yousri Fouda d’« agité ».

Marwa Al-Seifi, qui vient de terminer une thèse sur les chaînes religieuses, pense que l’impact de ces chaînes sur l’opinion publique est énorme. Pourtant, elles ne traitent pas les informations de manière crédible. Ces chaînes ont, en fait, dévié de leur trajectoire. C’est la raison pour laquelle certains prédicateurs manifestent leur désaccord avec cette politique à l’exemple de Wessam Abdel-Wareth, PDG de la chaîne Al-Hekma, qui a présenté sa démission lors des appels au djihad durant les événements de Abbassiya en mai 2012. Lors des derniers affrontements devant le palais présidentiel d’Ittihadiya, les animateurs des chaînes religieuses ont été montrés du doigt, car ils ont incité les gens à attaquer les manifestants qui s’opposaient au président Morsi et à la nouvelle Constitution.

« Celui qui cherche la démocratie et qui s’exprime ouvertement est considéré comme un athée par ces chaînes. Le djihad, selon leur point de vue, est un moyen pour combattre les opposants. C’est une bataille entre eux et leurs opposants dont le résultat final sera soit la victoire soit la mort en martyr », explique Al-Seifi. Selon elle, ces soi-disant prédicateurs ont terni l’image de l’islam et font peur aux musulmans modérés : « Il faut faire la différence entre une fatwa et une simple opinion politique ou un avis personnel. En fait, ces chaînes ont un message initial qui est de faire la daawa, la prédication, et un objectif camouflé qui est politique ».

Mais, il semble que cette recette ne marche plus. Certaines chaînes religieuses commencent à réduire la dose de sujets politiques pour se contenter des programmes uniquement religieux. La chaîne Al-Rahma avait diffusé une information erronée en affirmant que le cheikh salafiste Mohamad Hussein Yaaqoub a rencontré Aymane Al-Zawahri lors des manifestations du ministère de la Défense. Mais ce dernier a démenti. C’est pour cette raison que le cheikh Mohamad Hassan, propriétaire de la chaîne, a décidé de ne plus présenter d’émissions à caractère politique.

Hazem Ghorab, président de la chaîne Masr 25, la chaîne des Frères musulmans et la plus récente par rapport aux autres chaînes, refuse tout commentaire. « L’Egypte connaît en ce moment une période de profondes divisions et je ne veux pas me lancer dans des débats inutiles », dit-il.

D’après le présentateur Wael Al-Ibrachi, les chaînes de tendance islamiste ont perdu leurs repères et manquent de professionnalisme. « Ce n’est pas une faute d’adopter un certain point de vue, mais la faute vient du fait que ces chaînes ne donnent pas la chance à toutes les parties de s’exprimer », dit Al-Ibrachi.

Yasser Abdel-Aziz, spécialiste en études des médias, considère que la seule issue est d’appliquer les règles du professionnalisme. « Ceux qui travaillent aujourd’hui dans ces chaînes semblent être le bras droit du régime actuel », explique, pour sa part, Abdel-Aziz qui pense que les médias sont devenus un instrument de propagande politique.

« La fragilité de la situation politique, la grave polarisation et l’héritage de l’ère Moubarak ont conduit à une détérioration des médias », remarque Abdel-Aziz. Dans un taxi, la chaîne radio du Coran diffuse ses émissions. Au lieu de parler religion, l’animateur traite les chaînes libérales de « chaînes à scandale ». Le chauffeur du taxi décide de changer de chaîne. « Je cherchais la sérénité. C’était ma chaîne de radio préférée. La voix du Coran m’accompagnait tout au long de ma journée. J’en ai assez de la politique. Ils vont me rendre fou », conclut le chauffeur.

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