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Le tabou de l’excision se brise à Assouan

Hanaa Al-Mékkawi, Dimanche, 31 mai 2015

L'excision, tradition ancrée dans les mentalités du sud de l'Egypte, commence à perdre du terrain à Assouan. Un constat rendu possible grâce aux programmes d'ONG qui permettent, petit à petit, aux jeunes filles et à leurs parents de s'opposer fermement à cette mutilation.

Le tabou de l’excision se brise à Assouan
L'excision, une pratique traumatisante pour les jeunes filles. (Photo:Mohamed Adel)

« Je me souviens très bien de ce jour. Je venais d’avoir 8 ans quand mes parents m’ont annoncé que le lendemain je serai excisée et apte à être mariée. Ce jour-là, on m’a enfilé une robe neuve et je suis sortie de la maison sous les youyous de ma mère, mes grands-mères et des voisines. Cette allégresse s’est arrêtée net au moment où la sage-femme m’a arrachée des bras de ma mère. Je l’ai vue sortir une lame neuve d’une boîte. Les minutes qui suivirent ont été abominables, j’ai gardé des cicatrices incurables. On a mutilé mon corps et détruit ma vie », raconte Fatma, 35 ans, lors d’un rassemblement de femmes et de jeunes filles au sein de l’association dans le village de Gharb Séheil (gouvernorat d’Assouan) en Haute-Egypte. Elle poursuit d’une voix sanglotante, et déclare avoir subi une excision à la soudanaise, ou infibulation : l’ablation totale de l’appareil reproducteur externe de la femme. Un grand silence s’abat sur l’assistance. Tout le monde écoute avec attention Fatma qui relate son calvaire en allant aux toilettes, pendant les rapports sexuels avec son mari, et pendant l’accouchement. Son témoignage terminé, Fatma supplie les femmes passées par la même expérience de ne pas exciser leurs filles. « Non à l’excision », répète à voix haute un groupe de filles. D’autres femmes vont prendre la parole et raconter leurs expériences, suivies de jeunes femmes donnant leur avis sur la pratique de l’excision. Plusieurs d’entre elles ont été excisées et le regrettent amèrement, d’autres y ont échappé et en sont fières. « Je suis une petite fille, un rayon de soleil, une fleur en plein épanouissement, alors pourquoi me priver de ma féminité, qu’allez-vous gagner en mutilant mon corps ? Si ma famille est illettrée, moi pas, je vais continuer à étudier, à hurler pour me faire entendre et bannir cette pratique », une poésie clamée par Sandy, 12 ans, qui n’a pas été excisée, tout comme ses soeurs.

C’est grâce aux cours de sensibilisation auxquels assistent Sandy et ses soeurs qu’elles ont échappé à cette pratique. Leur mère, qui les accompagne, a tenu à raconter son expérience et donner les raisons qui l’ont poussée à tenir tête à la famille pour ne pas exciser ses filles. « Oui, mon mari était d’accord, car lui-même a souffert avec moi », lance la maman. Quant à sa fille Sandy, elle tente de faire changer les mentalités de son entourage. Elle pousse ses camarades d’école à réfléchir pour ne pas subir ce sort : « Est-ce qu’il faut accepter que l’on vous coupe une oreille, un bras ou même un doigt ? Alors pourquoi accepter que l’on vous tranche le clitoris ? ». Les questions posées par cette petite fille ont poussé les adultes à en formuler d’autres : Qui aurait pu imaginer que dans l’un des villages d’Assouan où sévit cette pratique, une fille de 12 ans ose dire tout haut qu’elle n’a pas été excisée et qu’il faut en finir avec cette pratique ? Voir ainsi des femmes du sud de l’Egypte, détentrices des traditions, lutter contre une pratique héritée de leurs ancêtres, les pharaons, au point de mettre de côté leur pudeur et parler devant tout le monde de choses intimes, est un véritable exploit.

Plan quinquennal
C’est grâce au nouveau plan quinquennal lancé il y a quelques mois par le Conseil national de la population en coopération avec des organismes nationaux et internationaux que cette mobilisation a lieu dans ce village. L’objectif étant de réduire le taux d’excision des filles âgées de 10 à 18 ans de 15 %. En effet, l’excision a été classée mutilation génitale féminine par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS).

Selon les dernières statistiques de la population de l’année 2014, le taux de femmes mariées excisées âgées entre 15 et 49 ans dépasse les 90 %, alors que pour les adolescentes âgées de 15 à 17 ans, il est de 61 %. Cette tranche de la population a connu une réduction de 13 % comparés aux statistiques de 2008. Les dernières statistiques ont aussi montré une baisse quant au soutien à cette pratique. 58 % seulement encouragent cette pratique alors qu’en l’an 2000 ce pourcentage atteignait 75 %. Cette baisse notable est le résultat d’un long travail, puisque la campagne de lutte contre l’excision a débuté en 2000 sous l’égide du ministère de la Santé. « On a beaucoup travaillé sur le changement des mentalités, c’est le plus difficile, surtout quand il s’agit de traditions bien ancrées dans les esprits et que certains insistent pour les lier à la religion », explique Mona Amine, coordinatrice du programme de solidarité de la famille et de la lutte contre l’excision, au Conseil national de la population. Elle explique que si les statistiques montrent un taux d’excision élevé parmi les femmes âgées, c’est parce qu’elles ont été excisées il y a plus de 40 ans, et à chaque fois qu’un recensement a lieu, elles sont prises en compte, donnant l’impression que le chiffre n’a pas bougé. Ce qui explique pourquoi les chiffres avancés par l’Unicef et qui précise que 90 % des femmes égyptiennes sont excisées en Egypte restent les mêmes. Cependant, ce qui donne espoir c’est le taux des moins âgées en diminution, prouvant que la société réagit positivement. « Une chose qui nous a poussés à changer de stratégie à Assouan, en adressant nos messages directement aux jeunes mères et jeunes filles pour que les nouvelles générations grandissent avec des idées différentes », poursuit Mona Amine qui affirme que les villages d’Assouan sont un exemple de changement.

Un contrat populaire
En 2006, le village de Benbane au sud d’Assouan avait annoncé son rejet de l’excision, par un contrat populaire signé par le maire et les grandes familles, comme preuve de leur engagement dans la lutte contre cette tradition. Par la suite et jusqu’en 2010, 13 autres villages ont fait de même. Actuellement, en 2015, les voix qui auparavant luttaient contre l’excision se font de plus en plus entendre, après les années difficiles qui ont suivi la révolution. D’après Fardos Al-Samarony, coordinatrice des ONG et du ministère de la Santé, le travail à Gharb Séheil et d’autres villages est basé sur le contact direct avec les jeunes filles et jeunes mères, devenues la cible pour changer les mentalités par des débats avec les responsables au Conseil de la population, d’ONG locales, des médecins et hommes de religion. « La majorité des femmes présentes sont déjà excisées, mais le but est de briser le tabou et de parler de l’excision pour alléger le traumatisme dont elles souffrent, et aussi de permettre aux jeunes filles d’écouter leurs expériences et savoir ce qui les attend si cette pratique se poursuit », explique Fardos Al-Samarony. Il s’agit de faire d’une pierre deux coups. « Au fur et à mesure que ce programme est appliqué à travers différentes activités au sein des établissements scolaires et des associations, les jeunes filles ont compris son importance et cherchent à sensibiliser leur entourage contre toutes ces pratiques », affirme Amine.

Les portes des associations sont grand ouvertes, les responsables disponibles 24h24, prêts à toute aide et surtout au fait de recevoir les notifications de cas d’excision prévus pour les contrer. « Je pense que lorsqu’une fille vient me voir et m’informer qu’on va exciser sa soeur, sa cousine ou sa voisine et qu’elle veut empêcher ses parents de le faire, cela veut dire qu’on a réussi à faire quelque chose de positif », dit Fardos Al-Samarony. L’état de mobilisation se fait sentir dans tout le gouvernorat qui a décidé de se libérer d’une tradition à laquelle on ne pouvait toucher.

A 30 km à l’est d’Assouan, dans le village de Naga Al-Hagar, on peut entendre de loin les chants et poèmes clamés avec enthousiasme, évoquant le sujet de l’excision et de la violence familiale en général. les femmes échangent leurs expériences, posent des questions ou écoutent et restent silencieuses. Les filles passent les jours fériés, ou en rentrant de l’école. Pour les encourager à venir, comme le dit Fardos, ces femmes ont le droit d’exposer et de vendre leurs produits locaux aux visiteurs qui viennent du Caire de temps à autre. Dans la ville d’Assouan, des pancartes attirent l’attention. On peut y lire : « Non à l’excision des filles » ou « Ensemble, arrêtons l’excision des filles ». « Il y a quelques années, on ne pouvait voir de telles pancartes. Les habitants nous auraient empêchées de les installer », lance Mona Amine. Sur la corniche, le centre culturel de la ville présente une pièce de théâtre « Ward Al-Ganayène » (les fleurs des jardins), qui traite du sujet de l’excision et de ses conséquences pouvant conduire à la mort. Les spectateurs hurlent contre la sage-femme, d’autres laissent couler des larmes après le décès d’une petite fille et enfin les applaudissements remplissent la salle lorsque les parents de Warda décident de ne pas l’exciser.

« Redonner confiance aux filles »
La pièce de théâtre terminée, les spectateurs assistent à une exposition de dessins dont les auteurs sont les jeunes filles des villages. « On fait tout pour leur redonner confiance en elles-mêmes, on les aide à mieux se connaître, à leur faire comprendre qu’elles peuvent faire beaucoup de choses, il suffit seulement d’avoir de la volonté », dit Amine. Et ce qui a provoqué cette ferme volonté de la population à tourner le dos à l’excision, c’est que l’année dernière, pour la première fois, un médecin a été condamné à trois mois de prison pour avoir causé la mort d’une fille de 14 ans suite à une excision. Le père de la fille a été également condamné pour avoir exposé sa fille à un grand danger.

La loi qui interdit l’excision existe depuis l’année 2008, mais elle n’a jamais été appliquée bien que de nouvelles victimes continuent de défrayer la chronique. « Seules les lois peuvent bannir la pratique de l’excision, il faut sensibiliser la société qui pourra faire pression et donner un sens à la loi », dit Mona Amine, en citant les paroles de Pierre Foldes, chirurgien français, spécialiste des mutilations génitales féminines. Il a parcouru toute l’Afrique dans les années 1990 et affirme que durant des siècles, personne n’a lutté contre l’excision. C’est seulement quand les femmes ont décidé d’en parler que les choses ont commencé à changer.

Telle est la situation actuelle sur le terrain dans le gouvernorat d’Assouan. Les femmes, vraies victimes de cette pratique atroce, s’expriment, discutent et rejettent cette pratique. Cependant, il y a encore quelques obstacles comme les mères plus âgées qui résistent et insistent à dire que l’excision est un acte nécessaire pour que les jeunes filles restent « pures » et soient « préservées » jusqu’au mariage. Elles attendent encore la fin du mois de l’hégire, à la pleine lune (afin d’éviter le mauvais oeil) et emmènent les jeunes filles pour les exciser, avant de les emmener au bord du Nil pour les laver à l’eau du fleuve. Leur vie tourne autour de ces traditions, alors elles ne veulent rien lâcher. Pour d’autres familles, l’excision est une question de sécurité. « Ma fille ne pourra pas se marier si elle n’est pas excisée, cela voudra aussi dire qu’elle a été mal éduquée », dit Ragaa, 29 ans. Le mari de cette dernière est tout à fait d’accord. « Même si on me dit qu’elle n’est pas indiquée dans la religion et que c’est une tradition pharaonique, nos parents l’ont pratiquée depuis des siècles et ils ne pouvaient se tromper », dit Sayed. Sa voix s’estompe lorsque au loin, on entend la voix d’une douzaine de filles âgées entre 10 et 12 ans chanter un air en dialecte nubien. Elles touchent les coeurs et attirent les regards, vêtues de tenues traditionnelles de couleur verte, sur une peau très brune, avec des sourires blancs. Lorsqu’elles entonnent ensemble « Non à l’excision », d’une voix qui résonne au loin, on comprend que pour cette génération, le rêve est permis de voir Assouan et toute l’Egypte sans cette pratique de l’excision. A condition de rester mobilisés, même si le nombre de victimes a baissé et que les progrès de la réparation chirurgicale donnent espoir. Car le combat est encore loin d’être terminé .

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