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Kafr Wahb, ce village de rêve

Chahinaz Gheith, Lundi, 25 mai 2015

Le village de Kafr Wahb est un modèle en son genre. Grâce à une cohésion exceptionnelle, les habitants ont eux-mêmes pris en charge la collecte des déchets, la crèche, l’eau potable et ont planté 2 000 arbres. Résultat : Kafr Wahb a été choisi par l’Unesco comme le plus beau village du monde. Mais le gouvernorat s’en est mêlé et la situation se dégrade …

 Kafr Wahb, ce village de rêve
Kafr Wahb est un véritable havre de paix. (Photo:Amir Abdel-Zaher)

Kafr wahb, un hameau situé dans la province de Qweisna, dépendant du gouvernorat de Ménoufiya, ne ressemble guère aux autres villages d’Egypte. Impossible de ne pas succomber au charme de ce village harmonieux où beauté rime avec propreté. Dès que l’on pose les pieds dans ce village, on est ébloui par la verdure qui s’étend à perte de vue et l’on sent le parfum des orangers qui embaume l’air au milieu d’un silence, à peine troublé par le chant des oiseaux.

Des arbres, des palmiers et toutes sortes de fleurs couvrent les champs. Quant aux rues, elles sont d’une propreté remarquable. Des maisons basses se dressent partout avec des façades peintes à la chaux, comme les arbres. Au seuil de leur maison, les propriétaires sont assis sur des banquettes recouvertes d’un tapis. Ils sirotent un verre de thé, tout en admirant la splendeur de leur village. Contrairement aux habitudes, les habitants de Kafr Wahb n’osent guère déranger les visiteurs. Ils leur réservent un accueil chaleureux, mais les laissent se promener à leur aise pour admirer la beauté de leur village.

L’aspect urbain fait aussi la particularité de Kafr Wahb qui ressemble à une belle maquette. Les arbres, les routes et les trottoirs, tout a été bien agencé et bien réparti. Autrement dit, il y a un arbre devant chaque maison et un jardin, entouré d’un petit muret qui le sépare de la route principale. Au centre du village se trouve un centre sportif pour les jeunes, doté d’un terrain de football et d’une salle de gymnastique. Derrière ce terrain, se dressent une mosquée et une église, non loin l’une de l’autre.

C’est vrai que les rues du village sont un peu étroites mais elles sont propres et bien goudronnées. A croire que cette bourgade fait partie de la campagne anglaise. D’ailleurs, le résultat ne s’est pas fait attendre : Kafr Wahb a raflé plusieurs titres et distinctions tels que « Arouss Masr » (la mariée de l’Egypte), le meilleur village écologique, le village idéal. Il a été décoré non seulement au niveau des gouvernorats du Delta et de la République, mais a été aussi choisi par l’Unesco comme étant le plus beau village du monde et ce, pour les efforts personnels de ses habitants dans l’écocitoyenneté et le développement.

Organisation, propreté et homogénéité sociale ... Telles sont les clés de sa réussite. « La solidarité n’est pas un vain mot, il faut avoir la générosité du Dr Magdi Abdel-Maqsoud, le père spirituel du village qui, par amour, s’est associé aux villageois pour transformer ce lieu en un havre de paix. Il a dépensé beaucoup d’argent et y a consacré tout son temps », explique Youssef Saad, fonctionnaire et habitant du village. Selon lui, ce développement a commencé il y a plus de vingt ans, le jour où le Dr Abdel-Maqsoud a lancé son projet en plantant le premier arbre devant sa maison et en appelant les gens à faire de même.

Au départ, la tâche n’a pas été facile. Beaucoup de villageois étaient enthousiastes, tandis que d’autres se sont moqués de lui et n’ont pas voulu le suivre. Mais celui-ci n’a pas baissé les bras et a tenu à continuer son plan avec obstination. Il a mis en oeuvre son projet en traçant des lignes parallèles et horizontales pour planter les arbres. « Mon fils plantait les arbres durant la nuit pour que le lendemain, les gens les trouvent plantés et pour que personne ne s’oppose ou pense qu’il va falloir verser de l’argent. Et grâce aux efforts personnels des habitants, le processus de plantation s’est poursuivi et a transformé le village en un paysage verdoyant », affirme hadj Mohamad Abdel-Maqsoud, père du Dr Magdi.

Grâce à cette initiative, le village compte aujourd’hui plus de 2 000 arbres en tous genres, surtout des ficus, ainsi que des plantes dépolluantes, qui absorbent les composés nocifs de l’environnement. Autrement dit, pour profiter des eaux souterraines dans un village dépourvu de drainage sanitaire, le Dr Abdel-Maqsoud a trouvé la solution : se servir des arbres plantés devant les maisons pour absorber les eaux usées évacuées par les habitants, ce qui du coup les a protégés définitivement contre les mauvaises odeurs, les moustiques et autres insectes.

Le « compter sur soi », un acte de militantisme
Le Dr Abdel-Maqsoud, qui a cru à son rêve, ne cesse de répéter que grâce à sa détermination, il parviendra à rendre le village de Kafr Wahb un modèle à suivre. Etant conscient de l’indifférence et de la marginalisation dont souffrent les villages égyptiens, il a décidé de surmonter les problèmes de sa localité sans attendre les efforts du gouvernement.

Alliant les pratiques et les valeurs de cohésion et d’entraide sociales, il a appelé les habitants à conjuguer leurs efforts pour améliorer leurs conditions de vie et protéger l’environnement. Et pour y parvenir, Abdel-Maqsoud a essayé de rétablir certaines coutumes ancestrales basées sur la foi et le « compter sur soi ». Ainsi, agriculteurs, médecins et entrepreneurs ont accepté de travailler ensemble pour améliorer la vie dans le village au service des habitants, du plus pauvre au plus riche.

« C’est vrai que la protection des arbres coûte annuellement 5 000 L.E., mais nous collaborons tous pour rassembler l’argent nécessaire afin de promouvoir notre village. Ainsi, les rues du village sont propres, goudronnées et éclairées toute la nuit par de jolis lampadaires. En ce qui concerne le nettoyage et le ramassage des ordures, tout cela est le travail de l’Association de développement de la société qui travaille d’arrache-pied tout au long de l’année et qui emploie les habitants en échange d’une rémunération mensuelle très modeste », indique-t-il. Diverses activités sont organisées dans ce petit village dont le nombre d’habitants ne dépasse pas 1 000.

La beauté du village n’est pas seulement due au décor enchanteur, mais aussi à la capacité de ses habitants à surmonter leurs problèmes. Les problèmes de Kafr Wahb ne diffèrent pas de ceux des autres villages d’Egypte. La différence vient de la façon dont les résidents ont décidé de les résoudre.

Grâce à l’Association de développement de la société, la volonté et les moyens utilisés par les villageois, plusieurs projets ont été réalisés, là où même l’Etat peine à prendre pied. Depuis la boulangerie, l’hôpital, la poste, la salle de sport, la crèche, la librairie, le centre de technologie doté d’ordinateurs avec un accès facile à Internet, jusqu’au centre sportif des jeunes, au kottab pour apprendre le Coran et au club de femmes où l’on vend à bon marché des pâtes et des biscuits fabriqués par les femmes du village.

« Le projet écologique est un acte de militantisme. Chaque habitant est sensibilisé à l’importance de l’hygiène publique. Ces règles du vivre-ensemble sont respectées par chaque individu », précise Amal Amer, professeur, tout en ajoutant que son village a vu naître un mouvement de citoyens prêts à s’engager ensemble, en oubliant clivages de condition et de religion, avec en commun un amour véritable qu’est Kafr Wahb.

Selon elle, Kafr Wahb est équipé de toutes les infrastructures nécessaires et offre des services publics de qualité aux habitants et à des tarifs défiant toute concurrence. A titre d’exemple, pour inscrire leurs enfants à la crèche, les parents paient 10 L.E. par mois. Autre chose, tous les villages de la République et même la capitale ont des problèmes de distribution de pain et de bonbonnes de gaz, Kafr Wahb n’en souffre pas. « La bonbonne de gaz coûte 10 L.E. et est livrée à domicile en moins de trois heures. Comme il n’existe pas de dépôt dans le village, l’association a demandé au gouvernement de lui fournir des bonbonnes de gaz une ou deux fois par semaine. Elle collecte les bonbonnes de gaz vides des ménages et distribuent les bonbonnes remplies, en contrepartie d’un abonnement d’une L.E. pour chaque ménage. Quant au pain, il n’y a aucun problème. Bien au contraire, avant le système de la carte, les galettes de pain étaient livrées toutes chaudes et à domicile. Le mercantilisme et l’avidité n’ont pas leur place dans notre village. Lorsque l’entraide, la solidarité et le partage sont là, le marché noir disparaît », réplique-t-elle, en poursuivant que pour l’eau potable, il y a eu aussi une solution.

« L’un des habitants a construit une station pour la purification d’eau souterraine qui permet à chaque maison du village de bénéficier de l’eau potable en échange de 5 L.E. par mois. D’autres ont restauré l’école principale de Kafr Wahb, une école gouvernementale qui a obtenu des certificats d’excellence pour les cycles primaire et préparatoire. A préciser que ce village ne compte aucun analphabète », lance Amer, tout en rapportant que l’esprit de coopération qui se propage au sein du village est aussi dû au fait que tous les habitants sont les petits-fils d’un seul grand-père, Adel Mohamad Wahb, qui fut le premier à habiter ce village et qui a encouragé les jeunes à y rester en les mariant et leur procurant une maison. Par conséquent, tous les habitants sont des cousins qui répandent l’esprit de fraternité partout.

Loin des conflits qui touchent le reste de l’Egypte, la tranquillité règne dans Kafr Wahb. Cela provient du fait que tous les habitants sont engagés dans le travail, de sorte que vous voyez peu de gens dans la rue après 14h.

A l’entrée du village et sur la place du 25 janvier, se trouve un beau jardin dont les fleurs répandent leurs senteurs un peu partout. Quant à la magnificence de ce jardin, Ahmad Wahb, chef de l’Association de développement de la société, en a dévoilé le secret. « C’était le lieu où s’entassaient des déchets très polluants et dont l’odeur était insupportable. Mais grâce à Dieu et avec l’aide des responsables, on a pu nettoyer l’endroit et le transformer en jardin paradisiaque », explique-t-il. Les affaires et les besoins des villageois sont gérés par eux-mêmes comme une horloge suisse. Ce qui fait surtout plaisir, c’est la relève assurée par chaque génération. Cette manière civilisée de résoudre les problèmes communs pourrait facilement justifier le caractère unique de Kafr Wahb, une raison pour laquelle l’Unesco l’a sélectionné.

Un cauchemar
Mais après l’intervention du gouvernement, ce beau rêve est devenu un cauchemar. Tout a commencé en avril dernier lorsque l’unité locale de la province de Qweisna a demandé à l’Association de développement de la société de payer 2 000 L.E. par mois plus 150 L.E. pour le ramassage des ordures et la décharge publique et 10 % sur chaque abonnement. Des taxes inacceptables. S’ils ne payent pas, c’est l’unité locale qui assurera la prise en charge de la propreté du village. « Nous travaillons avec notre tracteur, notre remorque et nos instruments. Le chauffeur et les éboueurs sont payés par les habitants, alors pourquoi payer cette somme au gouvernement ? », s’indigne Ahmad Wahb, président de l’association.

Il a fallu un mois seulement à ce village qui scintillait de propreté pour ne plus l’être. Il a perdu de sa splendeur et de sa propreté. Des ordures jonchent un peu partout les ruelles, et les habitants ne cessent de s’en plaindre. Ils voient leurs efforts déployés pour rendre leur village un paradis sur terre partir en l’air.

« Kafr Wahb meurt à petit feu et les autorités sont les seuls responsables. Autrefois, les rues étaient nettoyées chaque jour, et le ramassage des ordures se faisait à 14h pile quand nous rentrons chez nous, et ce, grâce au système ingénieux appliqué par l’association et qui utilisait un tracteur-remorque de petite taille pouvant accéder à toutes les ruelles du village, tout en nous donnant un coup de sifflet pour que les femmes sortent leurs poubelles. A présent, le camion-poubelle passe le matin, alors que nous sommes au travail. Parfois, les poubelles restent deux ou trois jours dehors avant que ce véhicule ne passe. Une situation insupportable avec la chaleur torride de l’été », se plaint Naguet Abdel-Aziz, directrice de la crèche.

Même son de cloche pour Nahed Réfaat, responsable au club féminin, qui a tenu néanmoins à préciser un fait qui lui tient à coeur : l’indifférence totale des ramasseurs qui jettent les ordures de façon brutale laissant échapper des poubelles mal vidées des déchets qui s’éparpillent sur la chaussée et les trottoirs. « Notre association assumait la prise en charge de la propreté du village et nous n’avons demandé aucune aide au gouvernement, mais ce dernier est soudainement réapparu pour une seule raison : collecter de l’argent ».

Et face à cette accusation, les responsables se défendent : « L’Association de développement de la société assume le nettoyage du village depuis 2002, mais sans contrat. C’est une transgression à la loi », assure Gamal Taha, directeur de l’unité locale de Qweisna et du village Arab Al-Raml.

Mais quelle est la réaction des habitants de Kafr Wahb ? « On ne va pas rester les bras croisés ! On va tous se mobiliser pour que les efforts fructueux que nous avons déployés durant de longues années ne partent pas en fumée et que Kafr Wahb reste ce beau village pour les prochaines générations ».

En fait, de nombreuses plaintes ont été adressées aux responsables, à commencer par le gouverneur de Ménoufiya jusqu’au premier ministre. Il semble que les habitants de Kafr Wahb aient réussi à faire parvenir leurs voix, étant donné que le problème a été résolu et l’Association de développement de la société va se charger du nettoyage en échange de 300 L.E. versées mensuellement à l’unité locale. « L’urgence maintenant est de retrousser nos manches pour faire sortir Kafr Wahb de cette saleté et lui redonner son faste d’antan », conclut Fathi Wahb, l’un des résidents.

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