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Inefficacité et corruption : encourager l’un et l’autre

Gilane Magdi, Mardi, 26 novembre 2013

Tétanisés par la peur de voir une décision se retourner contre eux, les responsables publics semblent paralysés. Pour instaurer un climat de confiance, un projet de loi met en avant « la bonne intention » des fonctionnaires, ouvrant la voie à une déresponsabilisation, mais à davantage de corruption.

Inefficacité et corruption : encourager l’un et l’autre
10 % des lois économiques promulguées sous Moubarak renferment des clauses encourageant la corruption des ministres et des responsable Photo:(AP)

Pour acheter une imprimante destinée au bureau de Essam Charaf, il fallait un mois d’attente et des dizaines de formulaires à remplir. « Le ministre l’a achetée avec ses propres sous, pour éviter cette perte de temps », raconte un ancien conseiller de Essam Charaf, premier ministre après la révolution.

Un tel processus bureaucratique vise à limiter la corruption dans le secteur public. Mais son prix est cher : il plombe l’efficacité. Et le résul­tat est catastrophique : système bureaucratique déliquescent et corruption galopante.

Les solutions tentées individuellement sont elles aussi peu convaincantes : quelles sont les limites entre une transaction licite et une autre illicite ? Plusieurs ministres de Moubarak sont actuellement en prison pour avoir « sauté » quelques procédures, afin d’accélérer la course du travail. Tout semble donc être dans la mesure.

« La corruption reste un dossier mal traité par les gouvernements post-25 janvier, entraî­nant la paralysie de l’activité économique », regrette Hani Sarreyeddine, avocat et président du parti des Egyptiens libéraux. Le Centre égyp­tien pour les études économiques (ECES) a récemment lancé une discussion sur un projet de loi visant à « protéger les preneurs de décisions économiques en Egypte ».

Les ministres de la Justice et de l’Investisse­ment sont chargés d’élaborer les articles de cette loi pour protéger les responsables et les ministres sous la notion de « bonne intention », selon les termes utilisés par le porte-parole du gouverne­ment.

Le Conseil des ministres assure que l’objectif de la loi est de « mettre fin à l’état d’inquiétude chez les responsables et les ministres ainsi que chez les fonctionnaires publics dans la prise de décisions en vue de les encourager à prendre les mesures nécessaires pour relancer le climat d’investissement ».

Mais comment prouver sa bonne foi et quels critères retenir pour faire la part des choses entre volonté d’efficacité et corruption déguisée ?

Protéger et rassurer les responsables

Abdel-Khaleq Farouq, directeur du centre Al-Nil pour les études juridiques, assure que cette loi n’est « destinée qu’à protéger les res­ponsables ». 140 lois promulguées sous Moubarak comprennent des clauses encoura­geant ou protégeant la corruption. Pour Farouq, « cette protection fait toujours partie de notre sphère politique ».

Depuis la révolution de 2011, les différents gouvernements ont affirmé vouloir lutter contre la corruption, arrêtant ministres et hauts respon­sables dans plusieurs secteurs (tourisme, loge­ment, commerce ...) accusés de corruption et de gaspillage de fonds publics.

Non seulement ces arrestations n’ont pas réduit la corruption, mais elles ont mené à un autre phénomène négatif surnommé « les mains tremblantes hésitantes ». « L’exagération des accusations contre les responsables jugés pour corruption a mené à un phénomène de peur : plus personne ne veut prendre de décision par crainte de commettre une faute. Les fonction­naires ou présidents d’organismes publics ont trop peur d’être soumis à une enquête adminis­trative », explique le président du parti des Egyptiens libéraux.

Il donne l’exemple d’un adjoint d’un ministre qui aurait mis un terme à 11 accords la veille de prendre sa retraite, par crainte de devoir s’expli­quer par la suite.

Par ailleurs, la réputation de l’Egypte ne cesse de reculer en termes de transparence et de climat d’affaires. La dégradation du classement de l’Egypte dans le rapport Doing Business 2014 : 128e place sur 189 pays, contre 94e en 2011, prouve l’ampleur du problème.

De même, le pays a reculé sur l’indice de corruption élaboré par l’ONG Transparency International : 118e place sur 189 pays fin 2012.

Parallèlement, on note un recul des investisse­ments étrangers, notamment en raison de l’an­nulation des contrats de ventes et de la hausse des cas d’arbitrage international entre l’Etat égyptien et des investisseurs privés.

« Bonne intention » contre incompétence

Ainsi, la loi sur la « bonne intention » dans la prise de décision est présentée comme une solu­tion indispensable à la reprise des activités à travers l’instauration d’un climat de confiance. « Il est vrai que le climat d’investissement est temporairement paralysé. Mais ce n’est pas une raison pour ouvrir grand la porte à la corrup­tion à travers ce projet de loi », s’inquiète Abdel-Khaleq Farouq.

Pour lui, ce sont avant tout ces responsables hésitants qu’il faut blâmer pour manque de compétences. « Nous avons besoin de diri­geants capables de prendre des décisions sérieuses dans cette phase difficile », affirme-t-il.

Des solutions restent toutefois possibles. Pour Ahmad Darwich, ancien ministre du Développement administratif, la proposition de loi du gouvernement actuel peut être modifiée pour aboutir à un règlement efficace. Il propose d’ajouter une clause évitant le pénal au fonc­tionnaire coupable d’une mauvaise décision entraînant le gaspillage de fonds publics si celui-ci n’a pas réalisé de gain personnel.

Aujourd’hui, selon la loi, les articles 115 et 116 prévoient une peine de prison pour tout fonctionnaire ayant pris une décision menant au gaspillage de l’argent public. « Tant que le fonc­tionnaire n’a pas touché de pot-de-vin ou n’a pas réalisé de profit pour lui ou ses proches, il ne doit pas être renvoyé devant la Cour pénale. Sa décision ne doit pas être considérée comme un crime, mais comme une erreur administra­tive », poursuit Darwich.

« Si la Cour administrative estime qu’il y a eu un gain personnel, alors le fonctionnaire sera traduit en pénal », ajoute l’ancien ministre. Mais entre une reprise rapide de l’économie et une lutte contre la corruption, certains choix pencheront davantage en faveur de l’une ou de l’autre. Le nouveau projet de loi semble pour l’instant vouloir rassurer les fonctionnaires, leur laissant les mains libres à une poursuite de la corruption .

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