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Mohamed Fayez Farahat : Beaucoup de pays considèrent l’initiative comme un facteur positif et utile pour leur processus de développement

Marwa Hussein, Mardi, 23 avril 2019

Dans un entretien accordé à Al-Ahram Hebdo, Mohamed Fayez Farahat, spécialiste des affaires asiatiques au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram, revient sur l’initiative chinoise La Ceinture et la Route, ses objectifs, ses chances et ses risques.

Mohamed Fayez Farahat

Al-Ahram Hebdo : Quels objectifs la Chine pour­suit-elle avec le lance­ment de l’initiative La Ceinture et la Route ? S’agit-il de raisons économiques ou géopoli­tiques en premier lieu ?

Mohamed Fayez Farahat : Je ne pense pas qu’on puisse limiter les objectifs d’une initiative aussi large à des facteurs économiques ou géopoli­tiques seulement, mais les raisons économiques et commerciales vien­nent en premier lieu. Or, au fil de son développement, l’initiative aura des conséquences géopolitiques qui affecteront l’ordre économique mon­dial ainsi que les institutions finan­cières et économiques internatio­nales. Les facteurs directs qui expli­quent cette initiative sont liés à la nature de la croissance économique de la Chine et au mode de développe­ment non équilibré qui a été créé en Chine entre les différentes régions du pays au cours de son processus de libéralisation économique. Bien que la Chine ait réalisé un développement économique durable et stable au cours des dernières décennies, cer­tains problèmes sont apparus, surtout ce qu’on peut qualifier de développe­ment non équilibré. Celui-ci est dû en général à la volonté de réaliser une croissance rapide en se concentrant sur certains secteurs, comme dans le cas de l’Inde, où l’accent a été mis sur le secteur de la technologie de l’infor­mation. Dans le cas de la Chine, le développement a une nature géogra­phique, puisqu’il s’est concentré dans les grandes villes de la côte Est, comme Pékin et Shanghai, où le taux de croissance était plus élevé que dans le centre et l’ouest du pays. Il y avait aussi un écart important entre les zones urbaines et les zones rurales, même dans la même région. C’était acceptable au cours des premières phases de développement, mais avec le temps, il a fallu faire face à ce pro­blème. L’un des objectifs principaux de l’initiative est de lier les régions du centre et de l’ouest de la Chine au reste du monde à travers des routes et des chemins de fer. Certaines lignes ferroviaires relient déjà des villes chinoises à des villes européennes en passant par l’Asie centrale. Un autre objectif, toujours lié à la nature de la croissance économique chinoise, est que la croissance, notamment celle du secteur de la construction et du fer et de l’acier, qui était l’un des moteurs principaux de la croissance au cours des dernières années, était liée à la demande locale. Les grandes entre­prises chinoises du secteur dépen­daient du marché local, mais avec le temps, le marché local chinois de la construction est devenu saturé et, par la suite, les grandes entreprises ont souffert d’un surplus des capacités de production. L’initiative vise, entre autres, à créer des opportunités d’in­vestissement pour les entreprises du secteur de la construction et de l’in­frastructure.

Quelles seront les consé­quences géopolitiques de l’initia­tive?

— Pratiquement, l’initiative La Ceinture et la Route aura d’impor­tantes répercussions géostraté­giques. D’abord, elle porte un coup fort à la théorie de la « menace chinoise », promue surtout dans les littératures économiques améri­caines et japonaises, et qui prétend que la croissance de la Chine menace l’ordre mondial. En considérant le processus de développement des pays émergents et en développement et de l’investissement dans l’infras­tructure, la montée de la Chine devient liée à l’investissement et au développement des pays affiliés à l’initiative. Beaucoup de pays consi­dèrent l’initiative comme un facteur positif et utile pour leur processus de développement. Plus important encore, l’influence de l’initiative sur les institutions économiques interna­tionales, comme le Fonds Monétaire International (FMI) et la Banque Mondiale (BM) qui, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, adoptent une philosophie qui consi­dère la libéralisation du commerce comme un moyen de développe­ment. Leurs prêts ne visent pas en premier lieu l’infrastructure, mais offrent des aides aux pays en crise économique et qui souffrent d’un déficit budgétaire.

L’initiative La Ceinture et la Route crée de nouvelles institutions de financement, avec en tête la Banque asiatique d’investissement pour l’in­frastructure (Asian Infrastructure Investment Bank, AIIB), en plus du Fonds de la Route de la Soie, qui adoptent une philosophie différente et dirigent l’investissement et les prêts vers l’infrastructure. Ce qui est plus attrayant pour les pays en déve­loppement. En plus, l’AIIB est deve­nue une banque multilatérale, à laquelle des pays européens comme l’Angleterre, la France et l’Alle­magne ont participé, bien que la Chine détienne une part importante. Depuis sa création en 2015 et jusqu’à la fin décembre 2018, la banque a participé au financement de 34 projets dans 13 pays, pour une valeur de 7,3 milliards de dollars. L’une des répercussions stratégiques probables est la substitution des ins­titutions de financement internatio­nales par de nouvelles institutions, qui joueront un rôle plus important dans l’économie mondiale, surtout que les prêts des nouvelles institu­tions ne sont pas conditionnés par des mesures économiques ou poli­tiques. Ils sont simplement liés aux priorités de l’AIIB ou au rendement économique des projets.

Quelle sorte de pouvoir poli­tique et économique la Chine pour­rait-elle acquérir avec le dévelop­pement de l’initiative?

Beaucoup de pays considèrent l’initiative comme un facteur positif et utile pour leur processus de d
Le port de Gwadar, faisant part du lien commercial entre l'ouest de la Chine et le Pakistan. (Photo : Reuters)

— L’intérêt que les pays en déve­loppement et les autres portent à l’initiative se traduira par une crois­sance de l’influence de la Chine sur l’ordre mondial, au prix de l’in­fluence des institutions financières et économiques qui dominent l’écono­mie actuellement. Parmi les objectifs de l’initiative figure celui de créer des relations stratégiques avec certains pays, notamment les relations sino-pakistanaises. L’implication de la Chine dans le port de Gwadar, dans le sud-ouest du Pakistan, aura une grande influence sur les routes du commerce international et diminuera l’importance de certaines routes éco­nomiques, comme celle du détroit de Malacca et de Taïwan, en faveur du port de Gwadar. La Chine entend trouver des alternatives à ces routes, où la présence américaine peut affec­ter le flux du commerce chinois. De manière générale, la Chine peut créer des zones d’influence dans diffé­rentes régions.

Quels sont les principaux pro­jets de l’initiative, soit ceux qui auront une influence économique notable ?

— Les projets de chemins de fer entre la Chine et un certain nombre de pays européens seront d’une grande importance. Madrid et la Chine sont d’ores et déjà reliées par des voies de chemin de fer qui pas­sent par l’Asie centrale. Au Pakistan, il y a un réseau de chemins de fer reliant le nord-ouest de la Chine au port de Gwadar. Six voies commer­ciales — chemins de fer, routes et lignes maritimes — seront créées. Les travaux de développement de ports maritimes en Afrique de l’Est et en Asie du Sud-Est sont en cours. Des investissements chinois sont affectés au développement de ports en Grèce et en Italie. Cela se reflètera en une croissance du volume de commerce, pas seulement entre la Chine et ces régions, mais aussi entre les diffé­rents pays connectés par ces routes, ce qui augmentera le volume du com­merce régional.

— Le mode de financement de l’AIIB a été critiqué, vu qu’il s’agit de prêts et pas d’aides. Cela a amené certains pays à reconsidérer leur niveau de soutien à l’initiative. Qu’en dites-vous ?

— L’initiative de la Chine offre des avantages pour les pays en déve­loppement, mais elle comporte aussi des risques. Tout dépendra de la capacité de chaque pays à accroître ses profits et à limiter les pertes. Le mécanisme de financement de l’ini­tiative est basé sur les prêts, ce qui pose problème, vu que ces prêts financent des projets d’infrastruc­ture, dont le rendement économique se fait sentir sur le long terme. Ensuite, il n’existe pas de rendement économique bien défini permettant le remboursement des prêts. L’autre problème est que plusieurs pays souffrent de problèmes économiques et donc leur capacité de rembourse­ment en général est faible. Certains pays, comme la Malaisie, ont caté­goriquement refusé de recevoir des prêts de la Chine, craignant ne pas pouvoir rembourser. Certains prêts chinois sont en outre conditionnés par l’emploi de main-d’oeuvre chinoise, ce qui crée des réserves chez certains pays qui ont des taux de chômage élevés. Certains pays, comme le Pakistan, l’acceptent, alors que d’autres non. En tout cas, la Chine est pragmatique sur cette question et ce sont les entreprises chinoises qui négocient ce point.

Quel est le niveau de coopéra­tion entre l’Egypte et la Banque asiatique d’investissement pour l’infrastructure ?

— L’Egypte figure parmi les pays fondateurs de la banque et en a reçu deux prêts : le premier pour le finan­cement de projets d’énergie solaire à Assouan, d’une valeur de 210 mil­lions de dollars, et l’autre pour un projet de services sanitaires dans des zones rurales dans différents gouver­norats du Delta, dont le coût total est de 694 millions de dollars, la Banque asiatique participant à hauteur de 300 millions de dollars, 300 millions venant de la BM et la somme restante de l’Etat égyptien. L’Egypte a des opportunités de recevoir plus de financement de la part de l’AIIB, sur­tout dans le domaine de l’énergie, vu qu’il s’agit d’un secteur prioritaire pour la banque. En outre, la zone de l’ouest du Canal de Suez figure sur la route de l’initiative et pourrait être transformée en une zone de services logistiques ou en zone industrielle pour l’exportation, surtout vers l’Afrique.

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