Al-Ahram Hebdo : Quels objectifs la Chine poursuit-elle avec le lancement de l’initiative La Ceinture et la Route ? S’agit-il de raisons économiques ou géopolitiques en premier lieu ?
Mohamed Fayez Farahat : Je ne pense pas qu’on puisse limiter les objectifs d’une initiative aussi large à des facteurs économiques ou géopolitiques seulement, mais les raisons économiques et commerciales viennent en premier lieu. Or, au fil de son développement, l’initiative aura des conséquences géopolitiques qui affecteront l’ordre économique mondial ainsi que les institutions financières et économiques internationales. Les facteurs directs qui expliquent cette initiative sont liés à la nature de la croissance économique de la Chine et au mode de développement non équilibré qui a été créé en Chine entre les différentes régions du pays au cours de son processus de libéralisation économique. Bien que la Chine ait réalisé un développement économique durable et stable au cours des dernières décennies, certains problèmes sont apparus, surtout ce qu’on peut qualifier de développement non équilibré. Celui-ci est dû en général à la volonté de réaliser une croissance rapide en se concentrant sur certains secteurs, comme dans le cas de l’Inde, où l’accent a été mis sur le secteur de la technologie de l’information. Dans le cas de la Chine, le développement a une nature géographique, puisqu’il s’est concentré dans les grandes villes de la côte Est, comme Pékin et Shanghai, où le taux de croissance était plus élevé que dans le centre et l’ouest du pays. Il y avait aussi un écart important entre les zones urbaines et les zones rurales, même dans la même région. C’était acceptable au cours des premières phases de développement, mais avec le temps, il a fallu faire face à ce problème. L’un des objectifs principaux de l’initiative est de lier les régions du centre et de l’ouest de la Chine au reste du monde à travers des routes et des chemins de fer. Certaines lignes ferroviaires relient déjà des villes chinoises à des villes européennes en passant par l’Asie centrale. Un autre objectif, toujours lié à la nature de la croissance économique chinoise, est que la croissance, notamment celle du secteur de la construction et du fer et de l’acier, qui était l’un des moteurs principaux de la croissance au cours des dernières années, était liée à la demande locale. Les grandes entreprises chinoises du secteur dépendaient du marché local, mais avec le temps, le marché local chinois de la construction est devenu saturé et, par la suite, les grandes entreprises ont souffert d’un surplus des capacités de production. L’initiative vise, entre autres, à créer des opportunités d’investissement pour les entreprises du secteur de la construction et de l’infrastructure.
— Quelles seront les conséquences géopolitiques de l’initiative?
— Pratiquement, l’initiative La Ceinture et la Route aura d’importantes répercussions géostratégiques. D’abord, elle porte un coup fort à la théorie de la « menace chinoise », promue surtout dans les littératures économiques américaines et japonaises, et qui prétend que la croissance de la Chine menace l’ordre mondial. En considérant le processus de développement des pays émergents et en développement et de l’investissement dans l’infrastructure, la montée de la Chine devient liée à l’investissement et au développement des pays affiliés à l’initiative. Beaucoup de pays considèrent l’initiative comme un facteur positif et utile pour leur processus de développement. Plus important encore, l’influence de l’initiative sur les institutions économiques internationales, comme le Fonds Monétaire International (FMI) et la Banque Mondiale (BM) qui, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, adoptent une philosophie qui considère la libéralisation du commerce comme un moyen de développement. Leurs prêts ne visent pas en premier lieu l’infrastructure, mais offrent des aides aux pays en crise économique et qui souffrent d’un déficit budgétaire.
L’initiative La Ceinture et la Route crée de nouvelles institutions de financement, avec en tête la Banque asiatique d’investissement pour l’infrastructure (Asian Infrastructure Investment Bank, AIIB), en plus du Fonds de la Route de la Soie, qui adoptent une philosophie différente et dirigent l’investissement et les prêts vers l’infrastructure. Ce qui est plus attrayant pour les pays en développement. En plus, l’AIIB est devenue une banque multilatérale, à laquelle des pays européens comme l’Angleterre, la France et l’Allemagne ont participé, bien que la Chine détienne une part importante. Depuis sa création en 2015 et jusqu’à la fin décembre 2018, la banque a participé au financement de 34 projets dans 13 pays, pour une valeur de 7,3 milliards de dollars. L’une des répercussions stratégiques probables est la substitution des institutions de financement internationales par de nouvelles institutions, qui joueront un rôle plus important dans l’économie mondiale, surtout que les prêts des nouvelles institutions ne sont pas conditionnés par des mesures économiques ou politiques. Ils sont simplement liés aux priorités de l’AIIB ou au rendement économique des projets.
— Quelle sorte de pouvoir politique et économique la Chine pourrait-elle acquérir avec le développement de l’initiative?
Le port de Gwadar, faisant part du lien commercial entre l'ouest de la Chine et le Pakistan. (Photo : Reuters)
— L’intérêt que les pays en développement et les autres portent à l’initiative se traduira par une croissance de l’influence de la Chine sur l’ordre mondial, au prix de l’influence des institutions financières et économiques qui dominent l’économie actuellement. Parmi les objectifs de l’initiative figure celui de créer des relations stratégiques avec certains pays, notamment les relations sino-pakistanaises. L’implication de la Chine dans le port de Gwadar, dans le sud-ouest du Pakistan, aura une grande influence sur les routes du commerce international et diminuera l’importance de certaines routes économiques, comme celle du détroit de Malacca et de Taïwan, en faveur du port de Gwadar. La Chine entend trouver des alternatives à ces routes, où la présence américaine peut affecter le flux du commerce chinois. De manière générale, la Chine peut créer des zones d’influence dans différentes régions.
— Quels sont les principaux projets de l’initiative, soit ceux qui auront une influence économique notable ?
— Les projets de chemins de fer entre la Chine et un certain nombre de pays européens seront d’une grande importance. Madrid et la Chine sont d’ores et déjà reliées par des voies de chemin de fer qui passent par l’Asie centrale. Au Pakistan, il y a un réseau de chemins de fer reliant le nord-ouest de la Chine au port de Gwadar. Six voies commerciales — chemins de fer, routes et lignes maritimes — seront créées. Les travaux de développement de ports maritimes en Afrique de l’Est et en Asie du Sud-Est sont en cours. Des investissements chinois sont affectés au développement de ports en Grèce et en Italie. Cela se reflètera en une croissance du volume de commerce, pas seulement entre la Chine et ces régions, mais aussi entre les différents pays connectés par ces routes, ce qui augmentera le volume du commerce régional.
— Le mode de financement de l’AIIB a été critiqué, vu qu’il s’agit de prêts et pas d’aides. Cela a amené certains pays à reconsidérer leur niveau de soutien à l’initiative. Qu’en dites-vous ?
— L’initiative de la Chine offre des avantages pour les pays en développement, mais elle comporte aussi des risques. Tout dépendra de la capacité de chaque pays à accroître ses profits et à limiter les pertes. Le mécanisme de financement de l’initiative est basé sur les prêts, ce qui pose problème, vu que ces prêts financent des projets d’infrastructure, dont le rendement économique se fait sentir sur le long terme. Ensuite, il n’existe pas de rendement économique bien défini permettant le remboursement des prêts. L’autre problème est que plusieurs pays souffrent de problèmes économiques et donc leur capacité de remboursement en général est faible. Certains pays, comme la Malaisie, ont catégoriquement refusé de recevoir des prêts de la Chine, craignant ne pas pouvoir rembourser. Certains prêts chinois sont en outre conditionnés par l’emploi de main-d’oeuvre chinoise, ce qui crée des réserves chez certains pays qui ont des taux de chômage élevés. Certains pays, comme le Pakistan, l’acceptent, alors que d’autres non. En tout cas, la Chine est pragmatique sur cette question et ce sont les entreprises chinoises qui négocient ce point.
— Quel est le niveau de coopération entre l’Egypte et la Banque asiatique d’investissement pour l’infrastructure ?
— L’Egypte figure parmi les pays fondateurs de la banque et en a reçu deux prêts : le premier pour le financement de projets d’énergie solaire à Assouan, d’une valeur de 210 millions de dollars, et l’autre pour un projet de services sanitaires dans des zones rurales dans différents gouvernorats du Delta, dont le coût total est de 694 millions de dollars, la Banque asiatique participant à hauteur de 300 millions de dollars, 300 millions venant de la BM et la somme restante de l’Etat égyptien. L’Egypte a des opportunités de recevoir plus de financement de la part de l’AIIB, surtout dans le domaine de l’énergie, vu qu’il s’agit d’un secteur prioritaire pour la banque. En outre, la zone de l’ouest du Canal de Suez figure sur la route de l’initiative et pourrait être transformée en une zone de services logistiques ou en zone industrielle pour l’exportation, surtout vers l’Afrique.
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