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Hussein Abassi et Mbarka Brahmi

Karem Yéhia, Lundi, 10 novembre 2014

Plusieurs personnalités tunisiennes ont particulièrement fait parler d’elles ces dernières années. Parmi elles, Hussein Abassi, secrétaire général d’UGTT et chef d’orchestre du dialogue national, et Mbarka Brahmi, veuve de l’ancien député de gauche Mohamed Brahmi et députée au nouveau Parlement. Entretiens.

  Hussein Abassi et    Mbarka Brahmi

Hussein Abassi : « L’indépendance de l’UGTT est une ligne rouge »

Al-Ahram Hebdo : L’Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT) était sur le point d’obtenir le prix Nobel de la paix en 2014. Serez-vous à nouveau nominé en 2015 ?

Hussein Abassi : Nous n’avions jamais pensé au prix Nobel de la paix. Ce qui s’est passé c’est que quatre présidents d’universités tunisiennes avaient nominé l’UGTT pour le prix Nobel de la paix en 2014. Et ce, pour le rôle que l’UGTT a joué dans la réconciliation nationale depuis 2012. Ensuite, plusieurs parties ont appuyé l’ini­tiative du groupe d’académiciens et d’universi­taires. Finalement nous n’avons pas obtenu le prix, mais ce même groupe tient à présenter à nouveau la candidature de l’UGTT pour 2015.

— Quel rôle l’UGTT a-t-elle joué concernant la crise autour du Conseil constitutif tunisien ?

— L’UGTT est un orga­nisme indépendant qui a un rôle historique incon­testable en Tunisie. Notre combat pour préserver l’indépendance et la sou­veraineté de notre pays ne s’est jamais arrêté. Et nous avons eu de nombreux martyrs et prisonniers politiques parmi les rangs de l’UGTT, et ce, à travers l’histoire moderne de la Tunisie. L’UGTT avait donc aussi un rôle à jouer pendant la révolution tunisienne. Et lorsqu’une crise était née autour du Conseil constitutif, l’UGTT devait intervenir. C’est pour cela que l’union a présenté une initiative à toutes les parties pour lancer un dialogue national. Il était alors nécessaire que le conseil termine la rédaction de la Constitution et que la transition prenne fin.

— Comment avez-vous lancé le dialogue national ?

— Au départ, l’UGTT a lancé l’initiative seule. Ensuite, trois parties se sont jointes à nous : la Ligue tunisienne des droits de l’homme, l’ordre des Avocats et le Patronat du commerce et de l’artisanat (Utica). Notre réussite tient du fait que nous sommes indépendants et que nous nous tenons à distances égales avec tous les par­tis politiques.

— Mais ce dialogue ne s’est pas déroulé facilement …

— En effet, Ennahda et le Congrès pour la République du président Moncef Marzouki, deux partenaires de la Troïka, ont boycotté la première séance du dialogue national. Pourtant, le président de la République, le chef du gouver­nement et le président du Conseil constitutif ont tous trois assisté. Par la suite, il a fallu que je m’entretienne avec Rached Ghannouchi, chef d’Ennahda, pour le convaincre de participer aux séances du dialogue national. Mais la position du Congrès pour la République était moins souple. Quoi qu’il en soit, nous avons réussi à créer un environnement favorable au dialogue, seule solution pour mettre fin à la crise. Nous nous étions alors mis d’accord que tous les partis représentés au sein du Conseil constitutif (ils étaient 19) participent au dialogue, avec un membre pour chaque parti.

— Pourtant, la crise a été envenimée par les assassinats politiques de 2013 …

— La menace de voir la violence et le terro­risme prendre le dessus sur les institutions de l’Etat était réelle. En sep­tembre 2013, nous avons soumis une feuille de route pour mettre fin à la transition politique et au règne de la Troïka et sortir le pays de la crise. Parmi les points non négociables de la feuille de route du quartet figuraient la démission du gouverne­ment d’Ali Larayedh, son remplacement par une équipe restreinte de tech­niciens compétents, diri­gée par une personnalité indépendante, ainsi que la reprise des travaux de l’Assemblée Nationale Constituante (ANC) et la mise en place d’une commission indépendante chargée de préparer les élections. Le pari était difficile, mais le jeu en valait la chandelle.

— Comment la Troïka a-t-elle été convain­cue de quitter le pouvoir ?

— Il était devenu primordial de faire passer l’intérêt de la nation avant les intérêts person­nels.

— La tâche n’a-t-elle pas été plus difficile en raison de la bipolarisation de la vie poli­tique en Tunisie, entre islamistes et laïcs ?

— Il a fallu de longs mois, des efforts intenses et de la persévérance. Nous avons opté pour la politique de longue haleine pour convaincre les différentes parties. Notre succès provient du fait que nous entretenons de bonnes relations avec chacune d’entre elles et que nous n’aspirons pas au pouvoir. C’est la clé de notre réussite.

— Quand le dialogue national prendra-t-il fin ?

— En principe, il doit se poursuivre jusqu’aux élections présidentielles. Cela dit, lors de la der­nière séance, l’idée de maintenir le dialogue après les élections a été lancée. Mais dans ce cas, il prendra une nouvelle forme et inclura le nouveau Parlement.

— Comment évaluez-vous les résultats des dernières législatives ?

— Je ne peux dire que je suis satisfait des résul­tats, ni mécontent. La société tunisienne est variée, et c’est ce qui crée un équilibre. Le plus important est que le processus électoral s’est déroulé dans de bonnes conditions malgré toutes les menaces.

— Quelle est la proportion de syndicalistes dans le nouveau Parlement ?

— Nous ne sommes pas un parti et le nombre de syndicalistes qui siègent au Parlement ne nous intéresse pas. Ceux qui en font partie représentent les partis auxquels ils appartiennent et non l’UGTT. Notre force, c’est justement qu’aucun parti ne peut nous exploiter pour son propre inté­rêt. Nous avons toujours été et nous resterons toujours indépendants. C’est là une ligne rouge .

L’homme du dialogue tunisien
Elu à la tête de la puissante UGTT en décembre 2011, Hussein Abassi (69 ans) a orchestré le dialogue national qui a sorti la Tunisie d’une profonde crise politique et remis le pays sur les rails de la transition démocratique. L’UGTT a associé les forces vives de la société civile, opposants histo­riques au régime de Ben Ali, l’ordre des Avocats, la Ligue tunisienne des droits de l’homme, et même le Patronat tunisien (Utica), qui s’est joint au trio devenu le quartet média­teur du dialogue. Mais l’UGTT est toutefois restée la locomotive du quartet et Hussein Abassi son puissant chef d’orchestre.

Mbarka Brahmi : « Le Front populaire est plus que jamais uni »

Al-Ahram Hebdo : Vous êtes en tête de liste du Front populaire à Sidi Bouzid, pourquoi avez-vous choisi cette circonscription ?

Mbarka Brahmi : C’est un double sym­bole. Le Front populaire m’a choisie à Sidi Bouzid parce que c’est la ville natale de mon défunt époux et aussi parce que c’est là que la révolution a été déclenchée.

— Pourquoi vous êtes-vous présentée aux élections ?

— C’est pour reprendre le flambeau, pour que le siège de Mohamed Brahmi ne soit pas vide, même si être députée risque d’empié­ter sur ma vie de mère et sur mes cinq enfants, je voulais que la voix de Mohamed Brahmi reste enten­due.

— Quelle place la gauche a-t-elle dans le nouveau Parlement et quel avenir dans la Tunisie de demain ?

— Nous avons sans doute fait un saut en avant. Lors des législatives de 2011, les différents partis de gauche avaient obtenu réunis 7 sièges uniquement au Parlement. Nous avons tiré la leçon et nous nous sommes rassemblés dans une même coalition, ce qui nous a permis d’obtenir 15 sièges malgré toutes les difficultés. C’est un bon résultat au vu de nos moyens limités et des méthodes utilisées par nos adversaires pour gagner des voix.

— Mais le Front populaire étant une coalition de différents partis, n’y a-t-il pas de risque d’éclatement ?

— Jusqu’à présent non. Le Front est plus que jamais uni et organisé. D’ailleurs, nous avons mis de côté nos différends idéolo­giques parce que la Tunisie a surtout besoin que nous soyons unis.

— Mais le nouveau Parlement vire plu­tôt à droite …

— Oui, en effet. Et cela s’explique par le retour des caciques du Rassemblement, le parti de Ben Ali.

— Dans ces conditions, comment la gauche peut-elle réussir ? Et le Front populaire peut-il faire partie d’un gou­vernement de coalition ?

— Nous serons ceux qui porteront la flamme de l’opposition dans la période à venir. Pour ce qui est des coalitions, nous n’allons jamais nous allier avec l’islam poli­tique. En revanche, nous n’éloignons pas l’idée de faire partie du gouvernement. Cela dit, dans une éventuelle alliance avec Nidaa Tounès, nous ne serons sûrement pas comme Ettakatol et le Parti démocratique progres­siste qui ont formé la Troïka avec Ennahda.

— Revenons un peu en arrière, l’assas­sinat de votre mari en juillet 2013 ainsi que celui de Chokri Belaïd en février 2013 ont permis d’ouvrir une nouvelle page dans la vie politique tunisienne. Mais pourquoi, selon vous, ces deux per­sonnalités ont-elles été visées en particu­lier ?

— Tous deux représentaient un projet national qui défend avant tout la souve­raineté de la Tunisie. Tous deux représen­taient une véritable alternative, à savoir le Front populaire, qui permettait un cer­tain équilibre, alors que la vie politique en Tunisie était bipo­larisée entre Ennahda et Nidaa Tounès. Mon défunt époux avait des positions franches. Juste avant son assassinat, il avait clairement déclaré son opposi­tion à Ennahda, qu’il considérait comme une branche de l’organisation internationale des Frères musulmans. De même, à quelques jours de son assassinat, il avait déclaré son soutien à la révolution du 30 juin en Egypte, comme étant une continuité de celle du 25 janvier.

— Qui accusez-vous ?

— J’accuse Ennahda d’en être directe­ment ou indirectement responsable. Comme j’accuse Ennahda d’être responsable du cli­mat politique tendu qui a régné en Tunisie ces dernières années. C’est sous le gouverne­ment d’Ennahda que les armes ont com­mencé à pulluler. D’ailleurs, avant son assas­sinat, Mohamed Brahmi avait rencontré le président Moncef Marzouki et l’avait mis en garde à deux reprises contre le foisonnement des armes et des camps d’entraînement. Mais M. Marzouki avait alors répondu la première fois que c’étaient des rumeurs, et la deu­xième que les armes, si elles devaient être utilisées, elles ne le seraient que contre les figures de l’ancien régime.

— Où en est l’enquête et en êtes-vous satisfaite ?

— Je pense qu’il existe des pressions pour que l’enquête traîne en longueur. Moi, ce qui m’importe, ce n’est pas celui qui a tiré sur mon mari, ce sont les commendataires. Le 12 juillet 2013, c’est-à-dire quelques jours avant la mort de Brahmi, la CIA a mis en garde le ministère de l’Intérieur tunisien contre l’assassinat de mon mari. La question est aujourd’hui de savoir qui a ignoré ou caché ce document et pourquoi.

— Pensez-vous que justice soit faite ?

— Jusqu’à présent, rien ne porte à l’opti­misme. Il n’y a pas de doutes que ceux qui ont tué Brahmi et Belaïd ont visé un projet national et non des personnes. J’accuse Ennahda, mais si son innocence est prou­vée, je lui présenterai des excuses.

— Certains avaient alors parlé de l’im­plication de l’étranger …

— Je ne peux ni confirmer cela ni le nier .

Une victoire dédiée à ceux « qui ont pleuré son mari »
Avant l’assassinat de son mari, Mohamed Brahmi, le 25 juillet 2013, Mbarka Ouaynia Brahmi n’avait pas de rôle politique. Mais depuis, elle a décidé de poursuivre le combat de son mari en se présentant aux élections législatives à Sidi Bouzid pour le Front populaire. Mbarka Brahmi porte le voile mais dirige la liste Front populaire de Sidi Bouzid, une coalition de gauche communiste, nationaliste dont l’objectif est de battre les islamistes, considérés comme res­ponsables de l’assassinat de son mari et de l’opposant Chokri Belaïd, six mois auparavant. Ce sont en effet ces deux assassinats qui avaient forcé les isla­mistes à quitter le gouvernement.

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