
La bousculade à La Mecque en 2015 a servi de prétexte à Téhéran pour demander des conditions strictes pour la sécurité des pèlerins.
(Photo : AP)
La nouvelle a éclaté comme une bombe. Téhéran n’enverra pas de pèlerins cette année en Arabie saoudite pour effectuer le hadj (pèlerinage), l’un des cinq piliers de l’islam que tout fidèle est censé accomplir au moins une fois dans sa vie s’il en a les moyens. Bien qu’elle revête un caractère religieux, cette décision constitue un rebondissement inquiétant dans un conflit vieux de plus de 35 ans entre ces deux rivaux régionaux qui se rejettent mutuellement la responsabilité de cette nouvelle crise. Depuis plusieurs mois, Riyad et Téhéran, dont les relations diplomatiques sont rompues depuis janvier, menaient en vain des discussions difficiles pour fixer les conditions de l’organisation du pèlerinage prévu en septembre prochain. «
L’Arabie saoudite s’oppose au droit absolu des Iraniens d’effectuer le hadj et empêche les pèlerins de retrouver le chemin d’Allah », a accusé l’Organisation iranienne du hadj qui reproche aux Saoudiens de ne pas avoir répondu aux demandes iraniennes concernant la sécurité et le respect des pèlerins iraniens.
L’année dernière, quelque 60 000 Iraniens s’étaient rendus au grand pèlerinage où une gigantesque bousculade avait fait 2 300 morts, dont 464 Iraniens. Prétexte sur lequel s’est appuyé Téhéran pour imposer cette année des conditions plus strictes concernant la sécurité de ses pèlerins. Mais ces conditions ont été refusées par Riyad après deux séries de négociations stériles avec Téhéran. « Téhéran avait posé des conditions inacceptables. Il a réclamé le droit d’organiser des manifestations ainsi que des avantages qui créeront le chaos au hadj », a fustigé le ministre saoudien des Affaires étrangères, Adel Al-Jubeir, en allusion aux manifestations dites de « l’aversion des athées » émaillées de slogans hostiles aux Etats-Unis et à Israël, que les fidèles iraniens tentent chaque année d’organiser lors du pèlerinage. Pourtant, se défendant contre les accusations iraniennes, M. Jubeir a affirmé que « le hadj ne peut pas être politisé », assurant que son pays « n’empêche personne d’effectuer le pèlerinage », car il avait déjà répondu favorablement aux autres demandes de Téhéran. A titre d’exemple, le gouvernement saoudien avait accepté d’émettre des visas électroniques pour les fidèles iraniens et que la compagnie nationale iranienne assure le transport de la moitié des pèlerins de ce pays.
Or, il est toutefois clair que les tensions politiques entre les deux puissances régionales sont à l’origine de cette crise. « La religion a commencé à se mêler à la politique. En empêchant ses ressortissants de faire le hadj, l’Iran vise à mettre Riyad dans l’embarras et à nuire à son image devant le monde musulman. Il veut montrer à la communauté internationale que l’Arabie saoudite ne peut pas protéger la sécurité de ses pèlerins et qu’elle fait des distinctions entre les musulmans du monde sur fond de divergences politiques », explique Dr Hicham Ahmad, professeur de sciences politiques à l’Université du Caire.
La décision iranienne n’est pas une première : une crise similaire avait eu lieu en 1987 quand les deux pays avaient rompu leurs relations pendant 4 ans suite à une manifestation de pèlerins iraniens à La Mecque qui avait dégénéré en affrontements avec les forces de sécurité saoudiennes faisant 402 morts, dont 275 Iraniens. En réponse, des manifestants iraniens avaient saccagé l’ambassade saoudienne à Téhéran et retenu des diplomates en otage.
Plusieurs décennies de tensions
Bien que le conflit entre les deux pays prenne sa source dans la différence confessionnelle, ce n’est pas cette dimension religieuse qui attise les rivalités bilatérales. Loin de cette différence de doctrine, l’hostilité entre les deux pays revêt plutôt un caractère politique, économique et géopolitique : chaque partie tente de limiter l’influence de l’autre et d’étendre ses propres zones d’influence au Moyen-Orient. Il suffit de jeter un regard sur le terrain, on va trouver que l’Arabie saoudite et l’Iran s’opposent sur toutes les crises régionales. « Ce qui inquiète Riyad le plus c’est que Téhéran sème les troubles dans les pays situés à ses frontières, surtout l’Iraq, la Syrie et le Yémen. En Iraq par exemple, 65 % du peuple sont chiites et 20 % seulement sont sunnites, c’est pourquoi l’Iran jouit d’une forte influence là-bas. Au Yémen aussi, l’Iran soutient les Houthis chiites qui représentent 35 % du peuple et militent pour prendre les rênes du pouvoir alors que l’Arabie saoudite mène une coalition pour les détruire. Et enfin en Syrie, Téhéran soutient Bachar Al-Assad alors que Riyad cherche à l’évincer », explique Dr Hicham Mourad, professeur de sciences politiques à l'Université du Caire.
Prouvant la justesse de cette analyse, le ministre saoudien des Affaires étrangères a appelé cette semaine l’Iran à cesser ses ingérences en Iraq, l’accusant d’attiser les dissensions confessionnelles dans ce pays. Rejetant les propos « arrogants » de son homologue saoudien, le ministre iranien des Affaires étrangères, Javad Zarif, a prévenu que les Iraniens ne quitteraient le pays que si le gouvernement de Bagdad le leur demandait. « Nous aiderons l’Iraq à combattre le terrorisme aussi longtemps que l’Iraq voudra que nous l’aidions », a déclaré Zarif.
En sus de ses oppositions politiques, une nouvelle rupture a été motivée début 2016 entre les deux rivaux par le saccage des missions diplomatiques saoudiennes, dont l’ambassade à Téhéran, par des manifestants iraniens qui protestaient contre l’exécution par Riyad d’un opposant et dignitaire religieux chiite saoudien.
Désormais, le conflit qui ne cesse de s’amplifier entre ces deux puissances régionales risque d’avoir de lourdes séquelles sur toute la région, car elles mènent une guerre par procuration, en soutenant des pays de par leur confession. « Ces deux puissances ne cherchent que leurs propres intérêts. Elles ne font qu’étendre leurs zones d’influence en enflammant les guerres civiles dans d’autres pays. Leur rivalité ne risque pas de baisser d’intensité que si les crises en Syrie, en Iraq et au Yémen sont résolues », conclut Dr Mourad.
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