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Ibrahim Hamidi : La présence militaire russe en Syrie ne se limite­ra pas à quelques mois

Ines Eissa, Lundi, 12 octobre 2015

Exilé à Londres, l'analyste syrien Ibrahim Hamidi donne sa vision de la situation dans son pays, suite à l’intervention militaire russe.

Ibrahim Hamidi

Al-Ahram Hebdo : Comment décrivez-vous la situation en Syrie : révolu­tion, guerre civile, guerre ethnique, conflit sunnite-chiite ... Ou guerre internationale par procuration ?
Ibrahim Hamidi : Je pourrais décrire la situa­tion en Syrie comme étant le résultat de tout ce que vous venez de mentionner dans votre ques­tion. Tout a commencé par un vrai soulèvement populaire et des émeutes qui ont évolué dans le contexte du printemps arabe. Ensuite, le régime syrien a poussé le cours des choses dans le sens de la militarisation. Cette ligne politique a été favorable à la montée des extrémistes, alors que le régime a écrasé les pacifiques. Pourtant, il y a encore des activistes politiques qui continuent de résister sur le terrain, une résistance contre le régime et les extrémistes et qui prend aussi la forme d’activités humanitaires. Mais la pré­sence d’intellectuels et d’activistes dans le domaine politique se fait de plus en plus rare, puisque ils ont été obligés de quitter le pays sous la pression des service de sécurité. Ce qui se passe en Syrie est donc une guerre civile, mais cette appellation suscite bien des résis­tances chez tous les acteurs. Du côté du régime, le fait d’admettre cette qualification affecterait sa légitimité. Du côté de l’opposition, décrire la confrontation sanglante qui se déroule sur le territoire syrien depuis plus de quatre années comme une guerre civile donnerait au régime un prétexte pour continuer à perpétrer les mas­sacres contre le peuple syrien.

— L’intervention russe est venue changer la donne. Quels sont les vrais motifs qui ont poussé les Russes à intervenir directement en Syrie ?
— A mon sens, plusieurs éléments se sont accumulés et ont conduit le président russe, Vladimir Poutine, à prendre cette décision. Certaines choses remontent à loin. L’invasion de l’Iraq en 2003 par les Etats-Unis a marqué les Russes, qui l’ont considérée comme un tour­nant dans le rapport de force entre la Russie, dès lors décadente, et les puissants Américains, gui­dés par les néo-conservateurs. Plus tard, un autre événement est venu s’ajouter aux raisons de la frustration des Russes en 2011, à savoir la chute du régime de Mouammar Al-Kadhafi en Libye. Ensuite, depuis le début des événements en Syrie, la Russie a explicitement répété qu’elle ne permettrait plus aux Occidentaux de renverser les régimes des pays du Moyen-Orient par la force. Par ailleurs, suite à l’accord nucléaire entre l’Occident et l’Iran, il a paru aux yeux des Russes que les Iraniens s’apprêtaient à hériter de l’influence des Américains au Moyen-Orient, profitant du désintérêt de l’Administra­tion du président américain Barack Obama à l’égard de la région. Tous ces éléments ont conduit Poutine à réintégrer la région pour retrouver une influence perdue au Moyen-Orient, bénéficiant de ses relations historiques avec l’armée syrienne.

— Les Russes vont-ils rester longtemps en Syrie ?
— Les responsables russes ont répété à maintes reprises que le mandat octroyé par le conseil fédéral est valide pour trois mois, et qu’il n’est pas question d’envoyer des troupes au sol, pour ne pas répéter la mauvaise expé­rience vécue en Afghanistan. Mais malgré cela, je pense que la nature des bases militaires russes en Syrie laisse à penser que la présence militaire russe en Syrie ne se limitera pas à quelques mois. Je pense d’ailleurs que la liberté d’action, dont disposent les Russes à présent en Syrie, risque d’être une tentation pour éventuellement s’enliser dans le piège syrien.

— Y a-t-il une concurrence non affichée entre la Russie et l’Iran sur la scène syrienne ?
— Depuis le début des événements en Syrie, la priorité des Russes et des Iraniens a été de préserver le régime de Bachar Al-Assad et d’éviter sa chute. Dans ce contexte, les deux pays se sont répartis les tâches ainsi : les Iraniens ont soutenu le régime syrien sur les plans sécuritaire, militaire et financier, alors que la Russie l’a soutenu sur le plan international, notamment au Conseil de sécurité en usant de son droit de veto. Mais avec le temps, les inté­rêts ont divergé. Pour les Iraniens, les priorités ont évolué. Et la politique de Téhéran s’est concentrée sur la mise en place de milices à base confessionnelle, soutenant les institutions parallèles aux institutions de l’Etat. Les Russes, de leur côté, insistent sur l’importance de réani­mer les structures étatiques : l’armée, les ser­vices de sécurité, et le gouvernement. En d’autres termes, la Russie mise sur l’idéologie militaire et la protection des minorités, alors que l’Iran a opté pour une politique confessionnelle.

— Dans le contexte militaire actuel, reste-t-il une place pour les efforts de l’envoyé spé­cial des Nations-Unies, Stephan de Mistura, en vue de trouver une solution politique ?
— Il y aura toujours de la place pour une solu­tion politique, si la volonté existe. Hélas, en l’état actuel des choses, je ne pense pas que cette volonté de mettre un terme au conflit syrien existe, ni au niveau mondial, ni sur le plan régional. A mon avis, toutes les parties impliquées dans le conflit syrien se sont accor­dées sur la nécessité de gérer le conflit, plutôt que de le résoudre.

— Quand bien même le régime de Bachar tomberait, quelle alternative se présente ?
— Le régime ne chutera pas militairement. Ce qui se passe depuis un certain temps est seule­ment un affaiblissement du régime. Et ce depuis Genève I, lorsqu’il a été décidé d’éloigner cer­tains symboles du régime, tout en mettant en place une structure de transition ayant tous les pouvoirs exécutifs. Les Etats-Unis ne voulaient pas d’un scénario à l’iraqienne avec un déman­tèlement du parti Baas et des structures de l’Etat. Ensuite, il y a eu l’accord sur le déman­tèlement des armes chimiques. Tout ceci n’a pas abouti à une solution concrète car l’opposition a d’autres vues et insistent sur la chute du régime et de tous ses symboles, ainsi que du jugement des responsables de crimes de guerre.

Mais le réel problème est que les amis de la Syrie n’ont pas contribué à créer une véritable opposition solide. Il est vrai que la coalition nationale syrienne a été reconnue par plus de 130 pays, il n’en demeure pas moins qu’elle n’est pas reconnu par l’Onu. Ce qui fait que le régime reste le représentant officiel des Syriens. Le régime a tout fait pour affaiblir l’opposition et empêcher la création d’un front uni, et ce notamment en facilitant l’existence des extré­mistes. Mais cela ne dispense pas les opposants de porter aussi une part de la responsabilité.

— Le Qatar, la Turquie et l’Arabie saoudite ont-ils perdu leur place dans l’échiquier syrien ?
— A la différence des alliés du régime, les intérêts de ces trois pays ne sont pas nécessaire­ment identiques. Alors que l’Iran et la Russie ont pu se fixer un cap bien précis, à savoir gar­der le régime au pouvoir, ces trois pays ne se sont jamais accordés sur un objectif bien défini en Syrie à part la chute du régime.

— Quel rôle que pourrait jouer l’Egypte en Syrie ?
— La position de l’Egypte par rapport au conflit syrien me semble bien équilibrée, à savoir l’importance de maintenir les structures étatiques et les institutions du pays, l’exclusion de toute solution militaire, et la nécessité de parvenir à une solution politique négociée entre les Syriens. Le gouvernement égyptien devrait user de ses bonnes relations avec les Russes pour les persuader de proposer une solution politique dans les meilleurs délais. Une solution viable, une nouvelle formule qui permettrait d’instaurer une vie démocratique en Syrie. A mon sens, toute solution russe qui viserait à recycler le régime de Bachar Al-Assad serait vouée à l’échec. Et le discours des responsables égyptiens me paraît aller dans ce sens.

— La tension entre Washington et Moscou à l’égard de l’intervention militaire russe est-elle sérieuse ?
— Les deux superpuissances entretiennent de bonnes relations à plusieurs niveaux, et je doute fort que les Russes aient pu prendre un pas aussi grave sans prévenir les Américains au préalable. Poutine a mis en garde Obama contre l’impact dangereux de la chute du régime syrien en la présence de l’Etat Islamique (EI) sur le sol. Aux yeux d’observateurs américains, l’intervention militaire russe peut être potentiellement un piège pour le Kremlin. Selon eux, si Poutine est prêt à s’enliser dans le piège syrien, il est le bienvenu.

— Y a-t-il un espoir de retrouver la Syrie d’avant 2011 ?
— On la retrouvera sûrement, mais ce ne sera pas la Syrie que nous connaissions. Outre les divisions confessionnelles religieuses et eth­niques qui ont refait surface lors des 5 dernières années, il y a désormais un autre élément : le peuple syrien est partagé en deux catégories : les Syriens de l’intérieur et ceux de la diaspora. Les Syriens de l’intérieur considèrent qu’ils ont payé le prix de cette guerre à tous les niveaux, par conséquent, ils mériteraient de récolter les fruits de toute solution au conflit. Ainsi, les Syriens revenant de l’étranger seront à mon avis marginalisés tant au niveau politique que social et économique.

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