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Après le séisme, les séismes politiques

Maha Salem , (avec Agences) , Mercredi, 15 février 2023

Le tremblement de terre dévastateur qui a touché la semaine dernière la Turquie et le nord de la Syrie n’est pas sans conséquences politiques sur les deux pays. Explications.

Après le séisme, les séismes politiques

Des images qui font le tour du monde. 6 février 2023. Tremblement de terre d’une magnitude de 7,8 en Turquie et en Syrie. Plus de 35 000 morts et plus de 5,3 millions sans toit. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) estime que 26 millions de personnes pourraient avoir été touchées en Turquie et en Syrie tout en lançant un appel urgent pour collecter 42,8 millions de dollars. La solidarité est là, l’entraide s’organise.

Mais au-delà de l’aspect humanitaire, cette terrible tragédie a un important impact sur la vie politique dans les deux pays. D’abord en les rapprochant de la communauté internationale. « Ankara avait de mauvaises relations avec la plupart des pays européens, des pays arabes et avec les Etats-Unis, mais après cette tragédie, la majorité de ces pays ont eu des contacts avec le président turc, Recep Tayyip Erdogan, et ont envoyé des aides d’urgence. Un passage a été ouvert entre Damas et Ankara pour acheminer l’aide, d’autres pourraient suivre. Les deux pays se voient contraints de communiquer et de collaborer », explique Dr Mona Soliman, politologue et experte de la Turquie.

Pour Erdogan, quitte ou double

Mais c’est surtout sur le plan interne que les impacts sont les plus importants en Turquie : le séisme est intervenu à quelques mois des élections générales. Il y a quelques semaines, Erdogan a décidé d’avancer la date de ces élections pour qu’elles soient tenues le 14 mai, mais la séance parlementaire qui devait approuver ce report a été ajournée en raison du tremblement de terre. « Certains prévoient un report de six mois des élections. Comment organiser un scrutin d’une telle importance dans un pays si dévasté ? Avec des villes entières détruites, il ne peut y avoir ni de bureaux de vote, ni de campagne électorale, ni même le fait de garantir un scrutin dans de bonnes conditions. Il faut des mois et des mois pour reconstruire les régions touchées par le séisme », estime Soliman, tout en ajoutant que la liste des problèmes qui entravent la tenue des élections est longue.

Mais les problèmes logistiques ne sont pas les seuls. Avec un bilan qui ne cesse d’augmenter, des millions de personnes logées temporairement dans des abris, la panique des premières heures a cédé place à la colère. La gestion de ce drame sera décisive pour Erdogan, candidat à sa succession.

« Bien sûr qu’il y a des lacunes, il est impossible d’être préparé à un désastre pareil », a été contraint de reconnaître Erdogan depuis la province d’Hatay, frontalière de la Syrie, où le nombre de morts est le plus élevé. Depuis le tremblement de terre, le président turc a multiplié ses apparitions. Il a aussitôt déclaré un niveau d’urgence maximal qui en appelle à l’aide internationale. Le soutien de dizaines de pays — y compris de rivaux régionaux — a rapidement afflué. « Erdogan a profité de ce drame pour faire une campagne électorale avant la campagne », estime Dr Ahmed Youssef, chercheur au Centre des études arabes et africaines. « Le président peut affermir sa position avec une réponse ajustée. Il a visité les régions dévastées, demandé des enquêtes sur les causes des effondrements de certaines constructions, etc. Il veut profiter de ce drame pour renforcer son influence », affirme de son côté Dr Mona Soliman, estimant également que les divisions au sein de l’opposition sont en faveur d’Ergodan. Aussi, Erdogan ne fait face à aucune critique de la plupart des médias grand public, rappellent les experts, ce qui lui confère un avantage évident sur l’opposition.

Cependant, malgré l’avantage d’Erdogan, l’impact des mauvaises constructions après l’effondrement des bâtiments, même ceux de moins d’un an, pourrait être lourd. Le gouvernement avait pourtant édicté de nouvelles normes de construction dès 1998. Et pour l’opposition, Erdogan incarne la fièvre bâtisseuse qui s’est emparée du pays depuis son arrivée au pouvoir, d’abord en tant que maire d’Istanbul en 1994, puis à la tête de l’Etat depuis 2003.

Fin de l’isolement de la Syrie ?

Le contexte est tout autre en Syrie, mais aussi avantageux pour le régime de Damas. Depuis ce séisme meurtrier, les pays arabes ont envoyé des aides mais surtout, ils ont repris contact avec le président Bachar Al-Assad. « C’est un signal d’une sorte de normalisation au niveau des pays arabes. Cette catastrophe est une opportunité dont le président Assad va sans doute profiter pour sortir son pays et son régime de l’isolement », estime Dr Ahmed Youssef qui prévoit que cette catastrophe rapproche la Syrie de la communauté internationale et de la Turquie. En effet, le président Assad est ostracisé par plusieurs pays arabes depuis qu’il a été exclu de la Ligue arabe fin 2011, après le début du soulèvement populaire contre le régime qui a dégénéré en guerre civile. Pour Damas, il s’agissait d’un complot fomenté par les Occidentaux et la crise économique qui sévit depuis est liée aux sanctions internationales qui frappent la Syrie depuis 2011. Au cours d’une visite aux victimes du séisme dans le nord-ouest de la Syrie, Bachar Al-Assad a accusé l’Occident de faire passer la politique avant l’humain, alors que les besoins humanitaires sont nombreux. Dans les rues d’Alep, Assad a indiqué que les sanctions occidentales envers son régime étaient responsables du manque d’aide humanitaire aux victimes. Et ce, alors que le régime syrien ne cesse d’affirmer qu’il est prêt à faciliter l’arrivée de l’aide internationale dans les zones rebelles. Car le défi posé aux organisations humanitaires et aux pays occidentaux est justement de venir en aide à la population syrienne, en particulier dans la zone rebelle d’Idleb, dans le nord-ouest du pays. « La Syrie reste une zone d’ombre d’un point de vue légal et diplomatique », observe Marc Schakal, responsable du programme Syrie de Médecins Sans Frontières (MSF), cité par l’AFP, exhortant à envoyer de l’aide au plus vite. Il redoute que les ONG locales et internationales ne soient dépassées dans un pays ravagé par 12 années de guerre civile, mettant aux prises des rebelles, dont certains instrumentalisés par des puissances étrangères, djihadistes, forces kurdes et l’armée du gouvernement de Bachar Al-Assad, soutenu par l’Iran et la Russie. L’un des problèmes majeurs est l’accès à ce dernier grand bastion tenu par les rebelles et les djihadistes, qui compte 4,8 millions de personnes. Acheminer de l’aide depuis le territoire syrien contrôlé par Damas serait diplomatiquement épineux. Cela supposerait aussi que le régime officiel veuille bien la donner aux populations de la zone rebelle et que les belligérants s’accordent sur sa distribution.

« La communauté internationale redoute que les aides renferment des armes et que les groupes djihadistes profitent de ce chaos pour s’organiser. Le tremblement de terre a touché à la fois la zone d’Alep qui est sous le contrôle du gouvernement et celle d’Idleb, au nord, tenue par une alliance de groupes rebelles hostiles au régime de Damas, et aussi des groupes terroristes armés qui peuvent profiter de la situation », explique Soliman. Une situation bien sensible. Pour ces régions rebelles, l’aide est également soumise au bon vouloir de la Turquie. Et là aussi, les décisions d’Ankara sont liées à l’échéance électorale.

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