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Entre Berlin et Ankara, rien ne va plus

Maha Al-Cherbini avec agences, Dimanche, 23 juillet 2017

La tension est à son comble entre l'Allemagne et la Turquie, dont les rela­tions se sont fortement enve­nimées depuis le putsch man­qué de juillet 2016 contre le président turc.

Entre Berlin et Ankara, rien ne va plus
La poursuite des violences et des arrestations arbitraires en Turquie envenime les relations germano-turques. (Photo:AFP)

La tension est à son comble entre l’Al­lemagne et la Turquie, deux pays qui, quoique partenaires sur le dossier migratoire et la lutte contre Daech, sont en brouille depuis le putsch manqué de juillet 2016 en Turquie et les dérives autori­taires qui l’ont suivi. Berlin, excédée par l’in­terpellation à Istanbul de défenseurs des droits de l’homme, dont un Allemand, a convoqué l’ambassadeur turc pour dénoncer les « dérives anti-démocratiques d’Ankara ». Au total, neuf Allemands sont actuellement détenus en Turquie depuis un an. Selon Dr Hicham Mourad, professeur de sciences politiques à l’Université du Caire, l’arrestation de l’acti­viste allemand n’est que la goutte qui a fait déborder le vase. « Il y avait une accumulation de graves divergences entre les deux pays. Depuis un an, les relations bilatérales vont du mal au pire. D’abord, l’an dernier, une émis­sion satirique anti-Erdogan à la télévision allemande a provoqué l’ire du président turc. Puis, le vote d’une motion par les députés allemands condamnant le génocide arménien et les dénonciations en Allemagne des purges déclenchées après le coup d’Etat avorté. Ces dernières ont poussé Berlin à interdire à plu­sieurs responsables turcs de faire campagne en Allemagne pour la récente révision consti­tutionnelle qui a renforcé les pouvoirs de M. Erdogan en avril dernier », explique Dr Mourad.

Outre ces divergences, on ne doit pas oublier que l’Allemagne a toujours été le pays le plus opposé à la candidature de la Turquie à l’Union Européenne (UE) : elle veut donner à Ankara une sorte de partenariat stratégique, ce qui provoque l’ire de la Turquie. « De plus, l’Allemagne est le pays qui abrite la plus grande diaspora turque (3 millions de per­sonnes) dont la plupart sont des Kurdes et des opposants au président turc. Les frictions se sont accentuées ces derniers mois lorsque l’Allemagne a interdit la tenue de meetings pour promouvoir le oui au référendum pré­voyant le renforcement des pouvoirs présiden­tiels », analyse Dr Béchir Abdel-Fattah, expert au CEPS d’Al-Ahram.

Les dérives autoritaires du régime turc
Après une année lourde de frictions, Berlin a décidé de durcir sa politique vis-à-vis d’An­kara pour stopper les dérives autoritaires du régime turc, annonçant pour la première fois une « réorientation » de sa politique vis-à-vis de la Turquie avec des mesures qui risquent de pénaliser économiquement son partenaire his­torique. La première d’entre elles est une mise en garde du ministère des Affaires étrangères pour les voyages en Turquie, destination tradi­tionnellement très prisée des vacanciers alle­mands. Il s’agit d’un coup dur porté à l’écono­mie turque en pleine saison touristique, ce qui aurait des conséquences économiques immé­diates. En fait, l’Allemagne est le principal pourvoyeur de touristes de la Turquie. « Les violations systématiques des droits de l’homme en Turquie ne peuvent pas rester sans consé­quences », a menacé le chef de la diplomatie allemande Sigmar Gabriel. Une position quali­fiée de « nécessaire et indispensable » par la chancelière allemande Angela Merkel. Accentuant la pression sur Ankara, le porte-parole de la chancelière Angela Merkel, Steffen Seibert, a prévenu la Turquie qu’elle ne pouvait espérer aucune avancée dans ses négociations d’adhésion à l’UE, actuellement au point mort.

Dans ce climat qui s’envenime de jour en jour, Berlin a mis de l’huile sur le feu, en déci­dant samedi un réexamen de ses livraisons d’armement prévues à Ankara. « La réorienta­tion des relations avec la Turquie, en raison du conflit qui oppose les deux pays au sujet du respect des droits de l’homme, inclut tous les domaines, y compris la politique d’exporta­tions des armes », a indiqué un porte-parole du ministère allemand de l’Economie, Philipp Jornitz. Depuis janvier 2016, et particulière­ment suite aux purges massives engagées en Turquie après la tentative de putsch du mois de juillet l’an dernier, l’Allemagne a bloqué 11 demandes d’exportations d’armes à la Turquie, pays pourtant allié au sein de l’Otan. Si le gel des livraisons d’armes était confirmé, il s’agi­rait d’une nouvelle escalade entre deux pays alliés sur le plan militaire au sein de l’Otan.

Dans le cadre de ses pressions, Berlin a confirmé vouloir obtenir à Bruxelles le gel de fonds européens destinés à la Turquie dans le cadre de son rapprochement avec l’UE. Déjà, quelque 4,45 milliards d’euros sont en prin­cipe prévus pour la période allant de 2014 à fin 2020 mais, signe des tensions déjà existantes, seulement 200 millions d’euros ont été à ce jour versés. « La marge de manoeuvre de Berlin reste limitée à cause du pacte migra­toire qui lie Ankara à l’UE qui est une sorte de mariage forcé. A deux mois des élections légis­latives, les responsables politiques allemands ne veulent pas risquer un nouvel afflux de migrants comme en 2015 et 2016. Avec plus de deux millions de réfugiés, en grande partie syriens qui s’entassent en Turquie, Ankara dispose d’un puissant moyen de pression », explique Dr Abdel-Fattah.

Les cartes d’Ankara
Exacerbé par ce déluge de pressions, le pré­sident turc, Recep Tayyip Erdogan, a affirmé samedi que son pays ne serait pas effrayé par ces « menaces », tout en défendant l’indépen­dance de la justice turque face aux critiques de Berlin. « Un tribunal turc a accusé l’activiste allemand arrêté d’avoir commis un crime au nom d’une organisation terroriste », affirme Erdogan. Par le mot « organisation terro­riste », le pouvoir turc désigne les partisans du prédicateur Fethullah Gülen, accusé d’avoir fomenté le putsch manqué, et les séparatistes kurdes du PKK. « L’Allemagne est devenue un pays depuis lequel tous les terroristes qui nous sont hostiles déclenchent leurs activités. La Turquie ne se pliera pas aux menaces ou au chantage », a critiqué le chef de la diplomatie turque, Mevlut Cavusoglu, tout en imputant les récentes décisions allemandes à des « considérations électoralistes » à l’approche du scrutin législatif de septembre prochain. « Nos relations ne sauraient être basées sur le chantage et la menace », a déclaré le ministère turc des Affaires étrangères, soulignant qu’une « sérieuse crise de confiance » opposait les deux pays car Berlin use d’une « approche de deux poids, deux mesures à l’égard de la Turquie ». « L’Allemagne exige la libération d’Allemands détenus en Turquie pour des accusations en lien avec le terrorisme tout en tolérant la présence sur son sol de séparatistes kurdes du PKK et de membres du mouvement güléniste », critique M. Cavusoglu.

Dernier levier pour Ankara : la remise en cause du pacte conclu avec l’Europe pour blo­quer les migrants venant du Moyen-Orient et souhaitant se rendre en Europe. La Turquie a menacé à plusieurs reprises de rouvrir les vannes, mais sans jusqu’ici passer à l’action. « Ce sont de simples menaces pour faire pres­sion sur l’Allemagne et l’UE. Ankara profite bien de l’accord migratoire et ne va jamais l’abroger. Il en tire des gains financiers qui pourraient atteindre les 6 milliards d’euros. De plus, abroger l’accord fermerait la dernière porte avec le bloc européen, ce qu’Ankara n’acceptera jamais. L’Allemagne représente la position de la plupart des pays de l’UE. Abroger le pacte migratoire ne va pas détruire les relations germano-turques seulement, mais il va envenimer les relations entre la Turquie et le club européen », conclut Dr Mourad .

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