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Frères musulmans : retour en zone rouge

Chaïmaa Abdel-Hamid, Mardi, 31 décembre 2013

L'Egypte vient de déclarer officiellement les Frères musulmans « organisation terroriste ». Eloignée des réalités du terrain, cette décision n’est pas susceptible d’endiguer la vague de violence qui secoue le pays. Elle confirme la tendance à stigmatiser le courant islamiste.

Confrérie : Retour en zone rouge

« L’Egypte tout entière a été terrorisée par l’horrible crime commis par les Frères musulmans », lance le vice-premier ministre Hossam Eissa, avant d’annoncer, la semaine dernière, que les Frères musulmans sont déclarés « organisation terroriste ». Il ajoute que le gouvernement a décidé de « punir conformément à la loi quiconque continuerait à appartenir à ce groupe ».

Depuis la destitution et l’arrestation le 3 juillet du président Mohamad Morsi, l’Egypte est entrée dans un engrenage de violence quasi quotidien. Certains islamistes radicaux mènent des attaques à l’origine de la mort d’une centaine de policiers et de soldats, s’ajoutant à la violence des autorités de transition contre les manifestants.

Le pouvoir égyptien a décidé de durcir le ton après des accusations populaires de faiblesse. Mercredi 25 décembre, il a aussi pris la décision d’interdire « toutes les activités » des Frères musulmans, notamment « les manifestations », a déclaré le ministre de la Solidarité sociale Ahmad Al-Boraei.

L’annonce intervient après l’attentat suicide visant les locaux de la police à Mansoura, dans le nord du pays, faisant un bilan de 16 morts et de 140 blessés. Une occasion pour les autorités en place, et surtout à trois semaines du référendum constitutionnel que les Frères musulmans appellent à boycotter, pour afficher leur fermeté.

La décision, acceptée par une large catégorie de la société, divise toutefois l’opinion publique entre une frange applaudissant la décision, une autre critiquant la façon dont elle est formulée et une troisième la rejetant catégoriquement. Pour Nasser Amin, directeur du Centre arabe pour l’indépendance de la magistrature et des professions juridiques, la société égyptienne n’est pas habituée à de telles mesures.

Pour le chercheur, cette décision aura des échos positifs sur trois plans fondamentaux : « le plan politique, car elle mettra définitivement fin à cette organisation et à toute relation pouvant la lier à l’Etat. Sur le plan juridique, elle affirme que toute adhésion à cette organisation sera criminalisée, ce qui facilitera par conséquent les poursuites. Et enfin, sur le plan sécuritaire, elle permettra aux forces de sécurité d’interdire et d’arrêter tous les fauteurs de troubles appartenant à la confrérie ».

Sur le plan international, la décision a fait du bruit. Les pays arabes, soutenant ou non les Frères musulmans, sont divisés sur le ton à adopter face à la décision égyptienne. Les Américains l’ont entièrement rejetée.

Quelles répercussions ?

Le gouvernement place, par cette décision, tout membre de la confrérie sous la loi antiterroriste promulguée en 1992 sur fond de violences de groupes islamistes radicaux. Ainsi, au lendemain de la décision, une vingtaine de ses membres ont été placés en détention et 16 autres arrêtés pour possession de tracts et « incitation à la violence ».

Cette décision gouvernementale sera lourde de conséquences : sont désormais considérés comme « terroristes » les dirigeants de la confrérie qui risquent jusqu’à la peine capitale, comme l’a expliqué le porte-parole du ministère de l’Intérieur, Hani Abdel-Latif. Quant à ses membres, ils sont désormais interdits de manifestation, et le journal du mouvement, Liberté et justice, a été définitivement clos, de même que le parti du même nom. Sans compter que quiconque sera trouvé en possession de publications ou d’enregistrements diffusés par la confrérie sera passible de peine allant jusqu’à cinq ans de prison.

Pour Sameh Eid, chercheur spécialiste des groupes islamistes, cette décision n’a pas été bien pensée, surtout en ce qui concerne la fermeture d’organisations caritatives (voir p. 4). « Il n’est pas normal de considérer les Frères musulmans comme terroristes et négliger des groupes djihadistes ou la Gamaa islamiya, dit-il. Une décision pareille peut avoir des répercussions négatives sur la société et faire augmenter les tensions entre les partisans des Frères et le reste de la société. Si certains membres ou sympathisants de la confrérie s’éloignent de la politique d’autres, furieux, pourront se transformer en de nouveaux djihadistes ».

Les Frères se disent pour la non-violence

Pourtant, les Frères musulmans ont condamné l’attaque de Mansoura qu’a revendiquée un groupe radical islamiste opérant dans le Sinaï, Ansar Beit Al-Maqdes (les partisans de Jérusalem). Mais le gouvernement a sauté sur l’occasion et a immédiatement pointé du doigt les Frères musulmans. « La décision du gouvernement a pour objectif de liquider ses opposants », juge Mohamad Tousson, membre du Parti Liberté et justice, la branche politique des Frères.

En effet, dès le 23 septembre, un tribunal égyptien avait interdit les activités et bloqué les financements de la confrérie jusqu’à ce que certains de ses leaders soient jugés pour les faits criminels qui leur sont reprochés.

« Parler de répression du gouvernement dans ce cas n’a aucun sens. Nous savons que les Frères et leurs partisans sont derrière toutes les attaques qui touchent civils, policiers et militaires. Même s’ils n’agissent pas de leurs propres mains », estime le directeur du Centre arabe pour l’indépendance de la magistrature et des professions juridiques.

Un avis que partage Khaled Al-Zaafarani, un ancien cadre de la confrérie, qui affirme que les hommes d’affaires des Frères financent, en grande partie et avec l’aide d’Al-Qaëda, les organisations du Sinaï, et principalement Ansar Beit Al-Maqdes.

Sur Facebook, le groupe « Frères contre la violence », renfermant de jeunes Frères dissidents de la confrérie, accuse même Mahmoud Ezzat, l’actuel guide suprême de la confrérie, d’être derrière les attaques de Mansoura. Mais à ce jour, les investigations sur un réel lien entre Frères et djihadistes du Sinaï n’ont rien prouvé.

Comme l’explique l’expert antiterroriste Réda Yacoub, cette déclaration gouvernementale manque de tout mécanisme législatif concernant sa mise en oeuvre. Il ne s’agit que d’une déclaration et non d’un décret. Les décisions administratives n’engagent nullement la justice pénale. Il est vrai que l’article 86 du code pénal, à laquelle la déclaration fait référence comme base légale, criminalise l’acte terroriste, mais ne réglemente pas la façon de qualifier un groupe de « terroriste » (voir entretien p. 4).

La confrérie a toutefois appelé à poursuivre la mobilisation. Leurs manifestations, même criminalisées, n’ont jamais cessé, même après la décision gouvernementale. Les universités égyptiennes, notamment Al-Azhar et celle du Caire, sont témoins de violence issue d’affrontements entre manifestants et forces de l’ordre. Et les choses ne semblent pas vouloir s’arrêter là.

Un attentat survenu le lendemain de la décision gouvernementale a fait cinq blessés légers, lorsqu’une bombe a frappé un bus dans le quartier de Madinet Nasr, au nord du Caire. Il s’agit du premier attentat n’ayant touché que des civils depuis la destitution de Morsi il y a six mois. Dimanche dernier, une voiture piégée a encore explosé non loin d’un bâtiment des services de renseignements militaires de la ville d’Anchas, au gouvernorat de Charqiya. Au moins 4 soldats ont été blessés.

Avec ou sans cette décision, les violences ne prendront pas fin. Quant à la réconciliation, il n’est plus question d’en parler.

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