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Egypte : le terrorisme change de forme

Ahmad Eleiba, Mardi, 12 novembre 2013

La recrudescence des actes de violence laisse penser à une expansion du terrorisme hors du Sinaï. Ces attaques aux formes diverses auraient un lien plus ou moins direct avec la situation politique.

Le terrorisme p.3
En août dernier, 25 soldats ont été tués dans l'un des attentats les plus meurtriers au Sinaï.

En Egypte, les actes de violence prennent de nouvelles formes. Les groupes terroristes actifs dans le nord du Sinaï semblent avoir pris pied à l’ouest du Canal de Suez, en particulier aux abords d’Ismaïliya. Une voiture piégée a explosé en octobre à proximité du bâtiment des services de renseignements militaires à Ismaïlyia.

Plusieurs autres opérations ont ciblé la capitale, comme la tentative d’assassinat du ministre de l’Intérieur et l’attaque contre un mariage à la sortie d’une église. Peu auparavant, c’était une antenne satellite à Maadi qui était ciblée par la « brigade Furqan ».

L’événement le plus révélateur reste l’arrestation d’un homme qui louait une ferme à Charqiya dans le Delta du Nil. Suite à une explosion entendue par ses voisins, des armes lourdes y ont été retrouvées. L’interrogatoire de 45 personnes aurait révélé qu’elles préparaient une opération contre l’aéroport militaire d’Anchasse à Belbeis.

Il existe une relation étroite entre les évolutions politiques actuelles et ces actes de violence contre l’Etat et ses institutions sécuritaires et militaires. Les communiqués publiés par certains groupuscules font état d’une pensée djihadiste en lutte contre « les soldats du tyran qui s’est allié avec l’ennemi israélien et avec lequel il coordonne pour tuer des innocents au Sinaï ».

Guerre ou répression politique ?

Mais s’agit-il vraiment d’une « guerre contre le terrorisme » ou d’une manière de museler les opposants islamistes ? Le général Alaa Ezzeddine, directeur du Centre des recherches militaires des forces armées, estime que « quand le ministre de la Défense, Abdel-Fattah Al-Sissi, a lancé son appel pour octroyer un mandat aux forces de sécurité pour lutter contre le terrorisme, l’objectif n’était pas uniquement le Sinaï, mais le fait de lutter contre une nouvelle vague de terrorisme qui pourrait dépasser celle des années 1980 et 90 ».

L’opération militaire menée dans le Sinaï depuis plus de 4 mois dévoile un enjeu sécuritaire certain (lire page 4). Les responsables militaires pensent qu’avec l’arrestation de 3 chefs influents, les réseaux terroristes ont subi un coup dur. Il est question de Habbara, affilé à Al-Qaëda, d’Abou-Fayçal, le fondateur du tribunal de la charia à Al-Arich, et de Abdel-Fattah Salem, secrétaire du mouvement « Takfir wal Hijra » (excommunication et exode).

D’après ce qui a été révélé à l’Hebdo, ces arrestations auraient permis de dévoiler certains codes et organisations de ces groupes. « Bien que les organisations terroristes se forment dans le Sinaï depuis près d’une décennie, il est encore difficile de dresser un bilan de leurs branches et ramifications ou de leurs effectifs et armements. Aucune institution en Egypte ne possède ces chiffres », explique le colonel Khaled Okacha, ex-officier spécialisé dans la lutte contre le terrorisme dans le Sinaï. Des estimations israéliennes avancent que plus de 22 organisations terroristes sont implantées au Sinaï pour un total de 12 000 à 15 000 membres, précise Saïd Okacha, directeur de la rédaction d’Israeli Digest, au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram. Pour Ghazi Al-Tarabine, activiste politique dans le Sinaï, « une force supplémentaire n’a pas été prise en considération : elle est formée par les partisans de la pensée du Takfir qui s’isolent et qui se sont dernièrement transformés en groupes salafistes djihadistes ».

Il évoque ici les fatwas (avis religieux) appelant à « la victoire sur l’ennemi apostat » et au djihad. Le danger de ces individus vient du fait qu’ils ne sont pas réunis sous une même ombrelle. Il s’agit de petits groupes de 7 à 10 personnes, dont la majorité ne sont pas connus par les forces de sécurité et se transforment en cellules activistes prêtes à mourir, partant du principe qu’ils sont sur un terrain de djihad. Un fait qui pourrait expliquer les récentes opérations suicide.

Mutation géographique

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Pour certains, une mutation des bases traditionnelles du terrorisme serait en cours. Pour Al-Tarabine, « les camps à l’intérieur du Sinaï ont déjà été attaqués et ne sont plus utilisés en tant que bases. Mais ces groupes terroristes veulent prouver qu’ils sont encore forts ». Samir Ghattas, directeur du Forum de recherche sur le Proche-Orient, affirme, lui, que ces groupes auraient acheté des terrains sur la route Le Caire/Ismaïlyia, utilisés comme dépôts d’armes et camps d’hébergement. Pour lui, ces zones devraient figurer parmi les priorités de la lutte contre le terrorisme. Pour Ghattas, 3 évolutions majeures ont marqué l’histoire de ces mouvements terroristes.

La première date de l’ère de Moubarak avec les attentats terroristes de Charm Al-Cheikh. A cette époque, les forces de sécurité n’ont pas admis qu’elles affrontaient des membres d’Al-Qaëda, mais des « groupuscules palestiniens liés aux Egyptiens ». La révolution de janvier 2011 permit ensuite l’attaque de prisons pour libérer des membres du Hamas et des affilés à Al-Qaëda, tel le médecin de Bin Laden, surnommé « docteur chimique » pour son expertise en arme chimique. L’arrivée des Frères musulmans au pouvoir constitue la troisième phase, amenant un environnement propice à la croissance des groupes terroristes, malgré une claire différence organisationnelle et idéologique avec les Frères. Selon les spécialistes des réseaux de contrebande d’armes et de marchandises, des personnes liées à Al-Qaëda ont été attirées par ce nouvel environnement. « C’est ainsi que se sont formées dans le Sinaï de nouvelles menaces. Des mercenaires ont apparu et se sont enrichis sous une couverture religieuse », poursuit Samir Ghattas.

Ces groupes se sont alliés avec Al-Tawhid wal Djihad, un groupe ancien qui a annoncé sa responsabilité dans l’attaque contre le commissariat d’Al-Arich et le kidnapping de soldats égyptiens à Rafah. L’objectif stratégique de ces groupes terroristes, comme le dit le général Fouad Allam, ancien haut responsable aux services de renseignements de l’Etat, est de « transformer l’Egypte en un champ de bataille et de désordre similaire à la scène syrienne : frapper les institutions de l’Etat et épuiser les forces des appareils de sécurité ».

Quels liens avec les Frères ?

Mais quel lien ont-ils avec les Frères musulmans qui disent être contre la violence ? De nombreux témoignages relatent que de hauts responsables de la confrérie auraient tenté d’entrer en contact avec ces groupes. Un chercheur égyptien, récemment en visite dans la bande de Gaza, avance qu’une organisation appelée Les protecteurs d’Al-Aqsa serait en voie de formation pour constituer un arrière-plan sécuritaire aux Frères musulmans à Gaza. Ali Bakr, expert au Centre régional pour les études islamiques, estime, lui, que « la doctrine des priorités chez ces groupes les a poussés à une sorte d’entente avec les Frères, en contradiction avec leurs positions sous Morsi, rejetant le pouvoir parce qu’il n’avait pas déclaré l’Etat islamique ».

Les coups durs qu’ont subis les Frères et les groupes terroristes du Sinaï les ont poussés vers une sorte de partenariat contre le même ennemi : l’Etat, son armée et sa police. Selon les autorités, leur but serait « d’entraîner le pays dans un état d’anarchie qui exigerait une ingérence étrangère ».

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