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Nouveau Canal, 6 ans après : Trois villes, une histoire

Hanaa Al-Mekkawi, Mardi, 03 août 2021

Depuis le creusement du Canal de Suez, les trois villes situées sur sa rive occidentale, Port-Saïd, Ismaïliya et Suez, entretiennent une relation existentielle avec le canal.

 Trois villes, une histoire
Les premiers bateaux traversant le Canal de Suez lors de son inauguration.

On les appelle les villes du Canal. Malgré leur relative proximité du Caire, entre une heure et trois heures de route, elles sont différentes du reste des villes de la Vallée et du Delta. Port-Saïd, Suez, Ismaïliya, ce trio se distingue par son identité singulière née de leur lien particulier avec le Canal de Suez, inauguré en 1869. Ces villes qui n’existaient quasiment pas avant ont été fondées à la suite du creusement du canal pour servir les besoins de cette nouvelle voie maritime. Chacune a une spécialisation originelle, mais elles se rassemblent toutes sous l’enseigne de la Compagnie du Canal de Suez. Une relation qui a marqué ses empreintes dans tous les domaines de vie des habitants de ces villes.

Située sur le lac Al-Manzala, Port-Saïd, où le premier coup de pioche dans le canal a été donné, n’était qu’un ancien port dans un endroit vide et négligé qui s’appelait Al-Farma, puis on lui a donné le nom du khédive Saïd, gouverneur de l’Egypte à cette époque. Aujourd’hui, avec ses 850 000 habitants, c’est une ville de commerce, de négoce et récemment une ville industrielle. Avant 1862, Ismaïliya, qui se trouvait sur le lac Al-Temsah, au centre de l’isthme de Suez, à mi-chemin entre les deux extrémités du canal, comprenait quelques villages ruraux éparpillés qu’on a rassemblés pour former une ville qui a pris d’abord le nom de Temsah, avant d’être baptisée en 1863 Ismaïliya, en l’honneur d’Ismaïl, nouveau vice-roi de l’Egypte. Cette ville, qui compte aujourd’hui presque 40 000 habitants, était et continue d’être le principal centre administratif de la Compagnie du Canal de Suez. A l’autre bout du canal se trouve la ville de Suez (800 000 habitants), la seule qui existait sur l’isthme de Suez avant le creusement du canal qui a pris son nom.

« Ces villes, édifiées dans le but d’héberger les ingénieurs, ouvriers et employés de la compagnie, ont été construites par des architectes européens suivant un plan architectural à l’européenne avec des places et des espaces verts. Ces employés et ouvriers de la compagnie qui ont participé au creusement du canal sont le noyau sur lequel les villes et les résidents du canal se sont appuyés », explique Ayman Gabr, président de l’Association historique de Port-Saïd. Il ajoute que les quartiers de Port-Saïd étaient distincts : pour les Européens, Al-Afrangue, et pour les Egyptiens, Al-Arab. On peut voir le logo du bâtiment de la direction de la compagnie qui enjolive les panneaux se dressant quelques kilomètres avant d’arriver à chaque ville. Et ce n’est que le début. Arrivé à Port-Saïd, Ismaïliya ou Suez, tous les détails font rappeler la relation unique et forte entre le canal et ces villes. On peut voir les bâtiments administratifs de la compagnie un peu partout. Le logo de la compagnie est présent à plusieurs endroits qui n’ont aucune relation avec les affaires maritimes, mais que la compagnie dirige comme la Société des eaux, par exemple. Plusieurs établissements éducatifs aussi portent le nom et le logo de la compagnie, dont certains dépendent du ministère de l’Education et d’autres de la Compagnie du Canal de Suez, offrant aux élèves des trois villes du Canal un enseignement spécialisé dans plusieurs secteurs maritimes, afin de les préparer à travailler dans la Compagnie du Canal de Suez.

Des liens intrinsèques

D’après l’historien et l’écrivain originaire de Suez, Amr Hassan, l’influence du Canal de Suez sur ses villes est très importante et touche tous les domaines de leur vie. « C’est une chose dont seuls les habitants de nos villes peuvent sentir l’importance », dit-il. Si pour tous les Egyptiens le Canal de Suez est une source essentielle de revenus pour l’Egypte, ils n’ont pas hésité à rassembler 64 milliards de L.E. en une semaine, lorsque le président a annoncé son intention de creuser un nouveau canal pour faciliter le flux maritime. Cependant, pour les habitants de Port-Saïd, Ismaïliya et Suez, c’est le partenaire avec lequel ils ont partagé une longue histoire, car ils ont commencé ensemble et mènent un destin commun. Ayman Gabr explique que grâce à cette relation, les habitants de ces trois villes possèdent certaines qualifications (gérance, organisation et navigation) que l’on ne trouve pas ailleurs. Ils ont acquis ces compétences de leurs familles. Ce sont les étrangers ayant fondé la compagnie qui leur ont transmis de telles aptitudes d’une génération à l’autre. « Ce sont surtout les habitants de Port-Saïd qui se distinguent le plus par de telles qualités. C’est ici que la gérance se faisait depuis longtemps avant de transférer la compagnie à Ismaïliya », dit Gabr. Le premier siège de la compagnie situé sur la rive du canal existe encore et il est devenu un symbole pas seulement de Port-Saïd, mais aussi pour le Canal de Suez, sa compagnie et ses villes qu’on voit dans toutes les photos et les logos.

Des milliers d’ingénieurs, d’ouvriers et d’employés ont acquis leurs connaissances et leurs expériences accumulées en exerçant des professions ayant trait au travail portuaire, à la maintenance et l’assistance aux navires, au travail maritime et à la construction de navires. De telle sorte que les moyens de subsistance des familles ont été associés à l’activité de la Compagnie du Canal de Suez. « Depuis son existence, la compagnie s’est intégrée dans la vie des habitants à tel point que la direction française a changé ses politiques appliquées dans les autres pays du monde pour convenir à celles des Egyptiens. La direction étrangère connaissait bien les habitudes des Egyptiens, alors, il y avait des gens dont la mission était de réveiller les travailleurs le matin. Tous les employés avaient des vélos. Durant la pause, la compagnie envoyait des délégués dans les maisons pour offrir des repas aux familles de ses employés », dit Gabr. Il ajoute que tous les métiers ont un rapport avec le canal. Toute la ville attendait que la bille suspendue à côté du phare passe vers le haut, ce qui signalait l’arrivée d’un bateau. Du coup, tout le monde se levait, quel que soit le moment. Les magasins ouvraient leurs portes, les rues s’illuminaient, les marchands, les médecins et les responsables des provisions alimentaires montaient sur le bateau. Les touristes et les membres de l’équipe du bateau descendaient se balader dans la ville. « Un bateau qui arrive voulait toujours dire que le bien arrive », dit Gabr.

Cette situation a créé des métiers directement liés aux bateaux dans les villes du canal comme les « Bamboutiya », des marchands ambulants sur les bateaux qui vendent et échangent des marchandises avec les passagers. Les fabricants et vendeurs d’or aussi, surtout des pièces pharaoniques, en faisaient partie. La compagnie partage aussi tout développement et soutient tous les projets concernant les villes du Canal de Suez, selon une convention qui exige ce traitement : convention de Constantine.

Un style à part

L’impact du canal et son influence dépassent les valeurs morales aux choses matérielles. On le constate partout lorsqu’on lance un regard à la forme architecturale des bâtiments avec des arcades, des balcons en bois et des villas de style art déco. Architecture et urbanisme colonial qui témoignent de l’état d’esprit cosmopolite et de l’ouverture sur le monde des habitants de ces villes. Cette architecture existe à Port-Saïd qui renferme, d’après Ayman Gabr, 10 % du patrimoine de l’Egypte. A Ismaïliya et à Port-Fouad, une ville proche de Port-Saïd située sur l’autre rive du canal et exactement comme avant, les maisons que possède la compagnie ne sont habitées que par ses employés. La voie ferrée qui transporte les habitants entre les deux villes dirigée par la Compagnie du Canal de Suez est elle-même considérée par les habitants de Port-Saïd comme un symbole d’existence ayant trait à des détails de la vie quotidienne.

Si le Canal de Suez représente une raison d’existence pour les habitants de ces villes, d’après Amr Hassan, le lien fort entre le canal et les habitants des trois villes est dû aussi aux périodes de guerres qu’ils ont vécues ensemble depuis la guerre de 1956, 1967 et 1973. « Les villes du canal qui étaient placées à la première ligne de défense ont toujours défendu le pays, ont payé le prix fort et bien plus que les habitants des autres gouvernorats. L’histoire qu’on a vécue ensemble nous a unis dans un destin commun : le canal n’aurait pas existé sans la population des trois villes et les trois villes n’auraient pas été là sans le Canal de Suez », conclut Hassan.

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