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Les médias, miroir de batailles politiques

Samar Al-Gamal, Mardi, 06 août 2013

Dans une atmosphère de polarisation, les médias incitent à la radicalisation et pratiquent l'escalade verbale. Plus de deux ans après une révolution qui réclamait la liberté, le paysage médiatique est plus que jamais partisan.

le medias, miroir
(Photo : Ahmed Abd Elrazek)

Première semaine de juillet. Devant le club de la garde républicaine, à l’aube, des affrontements opposent l’armée aux Frères musulmans. Ils font des dizaines de morts. Le parti des Frères musulmans, Liberté et justice, publie immédiatement sur son site web une galerie de photos du « massacre ». Des enfants et femmes rampent sur le sol couvert de sang. Mais aucune ambulance n’indique avoir transporté des enfants tués. Plus tard, il s’est avéré que les photos provenaient en réalité de Syrie.

Cet épisode est emblématique de la guerre médiatique que se livrent actuellement les deux camps politiques. La propagande bat son plein depuis le départ forcé de Mohamad Morsi. Le 3 juillet dernier, la télévision publique avait divisé l’écran en deux : d’un côté, l’image des centaines de milliers de manifestants rassemblés devant le palais présidentiel d’Ittihadiya pour réclamer la chute du président, et de l’autre, celle des partisans de Mohamad Morsi, réunis à quelque quatre kilomètres de là, à Madinet Nasr. Subitement, cette deuxième image a disparu. L’écran, tout d’un coup, ne montrait plus que les opposants au président. Le message était clair : un peu plus tard, le ministre de la Défense, le général Al-Sissi, annonçait le remplacement de Mohamad Morsi par le président de la Haute Cour constitutionnelle, Adly Mansour. Au même moment, la police interrompt l’émission de trois chaînes de télévision islamistes.

Depuis plusieurs semaines, les chaînes les plus regardées, presque toutes hostiles aux Frères musulmans, ouvraient leur antenne aux opposants de Morsi et aux jeunes instigateurs du mouvement de contestation Tamarrod (rébellion). Mais depuis plusieurs mois également, la télévision et la radio publique, de même que les journaux gouvernementaux, épaulés par les chaînes satellites islamistes chantaient les louanges du président et qualifiaient les opposants et les révolutionnaires « d’apostats et d’homosexuels, commettant des délits et consommant de la drogue ». Un langage qui rappelle tout à fait celui que diffusaient les médias en 2011, jusqu’à la chute de Moubarak en 2011, un zeste de religion en plus.

Alors que le pays se scinde en deux camps, les médias se divisent aussi, prenant le parti d’un camp ou de l’autre. Depuis la chute de Moubarak, les journalistes, qui ont joui d’une plus grande liberté, n’ont pas réussi à l’investir dans le professionnalisme. Les médias contrôlés par l’Etat, en particulier la télévision qui servait d’outil de propagande pour le régime de Moubarak, ont continué, en dépit d’un changement de forme, à être utilisés par les gouvernements successifs comme un instrument de manipulation politique. Les opposants sont restés « des fauteurs de troubles soutenus ou financés par l’étranger », tandis que la rhétorique demeurait la même : « les manifestations nuisent à l’économie ».

Les médias publics du côté du pouvoir

Résultat, de nombreux journalistes travaillant pour des journaux gérés par l’Etat ou des chaînes de télévision publiques ont repris leurs vieilles habitudes d’autocensure. Les éditeurs et présentateurs continuent à se plaindre de l’ingérence de la direction dans le contenu éditorial, sans pour autant rompre avec une longue tradition de la télévision d’Etat : flatter les personnes au pouvoir. L’armée — perçue comme plus puissante que Morsi — a été mise au premier plan. Pour le premier anniversaire de son mandat, la télévision officielle a préparé un documentaire louant les « réalisations » de Mohamad Morsi. Après sa chute, il a été montré comme exemple des tentatives de désinformation. En réponse à cette volonté étatique de mise au pas, certains journalistes de la télévision publique se sont opposés à la censure, comme Hala Fahmy qui est apparue dans son émission portant un linceul blanc symbolisant « la disparition de la liberté d’expression ». Les employés de la télévision d’Etat ont également manifesté devant le bâtiment de la télévision à Maspero pour appeler à une purge des médias et exiger le départ du ministre islamiste de l’Information.

Naglaa El-Emari, experte des médias et ex-journaliste à la BBC, estime que le cas de la télévision est assez particulier : « Il y aurait plus de 35 000 employés et des inégalités salariales flagrantes. En l’absence de syndicat, ceux-ci sont considérés comme des fonctionnaires d’Etat » (lire l’entretien page 4). Quant à la presse dite gouvernementale, ses PDG et rédacteurs en chef nommés par le pouvoir se sont alignés sur le pouvoir en place après la révolution de 2011. « Les restrictions ont juste été réduites ; elles n’ont pas été compensées par des libertés nouvelles, commente Yasser Abdel-Aziz, spécialiste des médias. La liberté réclamée en 2011 n’a pas été traduite dans le cadre législatif régissant les médias ». Tandis que l’arsenal juridique restait inchangé, la nouvelle Constitution renforçait la mainmise de l’Etat sur la presse (lire page 5). Une situation qui a très légèrement évolué la semaine dernière, avec l’annonce d’un décret présidentiel amendant le code pénal et annulant les peines de prison prévues pour insulte au chef de l’Etat, les remplaçant par des amendes allant de 10 000 a 30 000 L.E.

Un professionnalisme qui reste à créer

Plus indépendante, la presse et la télévision privées ne sont pas forcément plus professionnelles que celles de l’Etat. Certes, le ton est plus critique, mais la réflexion y est réduite à l’expression de « l’opinion et de son contraire », au détriment de l’information. « L’industrie de l’information est en crise », assène Naglaa El-Emari. Les téléspectateurs doivent établir eux-mêmes la véracité de l’information, car les médias souffrent presque sans exception d’un manque de journalisme d’investigation et de l’absence de véritables enquêtes ou reportages en-dehors de la capitale. La presse à sensation a fait son apparition, et un nouveau journalisme reste à apprendre.

« En deux ans et demi, beaucoup étaient à faire sur le plan éditorial, et les journalistes devaient compenser leurs lacunes. Mais ils ont opté pour le plus facile », reconnaît Amr Khafagui, présentateur et ancien rédacteur en chef du quotidien privé Al-Shorouk. Le seul qui semble avoir investi sa nouvelle liberté dans un réel professionnalisme n’est pas journaliste, mais cardiologue devenu humoriste : il s’agit de Bassem Youssef. « Presqu’aucune information dans son émission n’est contestable », se félicite Amr Khafagui.

Yasser Abdel-Aziz évoque la nécessité d’une autorégulation, par la formation des journalistes à l’éthique journalistique, qui « devrait être accompagnée de la création d’un corps de régulation indépendant, recevant les plaintes, évaluant les pratiques et imposant des sanctions contre les journalistes sans confisquer leur liberté ». Il s’agit d’éviter de reproduire durant la nouvelle transition la vague d’enquêtes pénales contre les journalistes qui critiquaient Mohamad Morsi et les Frères musulmans, de même que le régime de Moubarak auparavant. Pourtant, les journalistes et les experts ne cachent pas leurs craintes. Des éditorialistes ont déjà été intimidés pour avoir refusé de faire partie du courant dominant durant la phase de « réalignement politique ». Un contexte qui rappelle à Yasser Abdel-Aziz la guerre contre le terrorisme aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne, qui a poussé les médias vers un virage dangereux. Dans cette situation, poursuit-il, « les médias se transforment en bataillons et les journalistes en soldats ». Un exemple à ne pas suivre.

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