« Nous n’imposons pas notre position. Nous respectons le principe proposé par les Africains. Nous attendons que nos collègues africains amènent à Sotchi un portefeuille important de propositions pour développer les relations bilatérales ». C’est en ces termes que le président russe, Vladimir Poutine, s’est adressé aux invités africains à la veille du tout premier Sommet Russie-Afrique. Tenue à Sotchi les 23 et 24 octobre, cette méga-rencontre sera coprésidée par Poutine et le président Abdel-Fattah Al-Sissi, en sa qualité de président en exercice de l’Union Africaine (UA). Une quarantaine de chefs d’Etat africains y est attendue, ainsi que des dirigeants des plus grandes organisations et associations de la région. « Ce sommet unique en son genre revêt une importance particulière alors que des transformations majeures ont lieu à l’échelle régionale et mondiale. Les pays africains et la Russie partagent la même vision vis-à-vis des questions internationales », a déclaré le président Abdel-Fattah Al-Sissi dans une allocution de bienvenue aux participants, publiée sur le site officiel du sommet.
Parallèlement au sommet, un grand forum économique Russie-Afrique se tient à Sotchi. Il réunira plus de 200 chefs d’entreprise, ministres et représentants de la communauté d’experts russe et africaine. Plus de 3 000 représentants d’entreprises africaines assisteront à cet événement. Le programme du forum est constitué de trois blocks thématiques, à savoir le développement des relations économiques, la coopération dans des domaines humanitaires et sociaux et la création des projets communs (voir page 8). Une exposition sera organisée dans le cadre du forum où seront présentées les technologies de pointe des industries minière et chimique, de l’agriculture et du transport, du secteur de la santé et de l’industrie militaire.
L’idée d’organiser le sommet a été initiée pour la première fois par Vladimir Poutine lors du sommet des BRICS à Johannesburg en juillet 2018. Selon Ahmad Amal, spécialiste des affaires africaines au ECSS, le sommet vient couronner les relations de plus en plus prospères entre les pays africains et la Russie ces dernières années. Selon le spécialiste, Moscou tente de consolider sa place sur le paysage économique africain où de nombreux autres partenaires multiplient déjà les initiatives : les Etats-Unis, l’Europe, la Chine, la Turquie et même l’Inde.
Le sommet offrira « de nombreuses opportunités importantes aux deux côtés », souligne Ahmad Amal. Un ensemble d’accords devrait être signé dans les domaines du commerce, de l’économie et des investissements à l’issue du forum économique. Pour Nourhan Al-Cheikh, experte des affaires russes à l’Université du Caire, « la tenue de ce sommet est un nouveau chapitre qui s’ouvre dans l’histoire des relations entre le continent africain et Moscou ». Et d’ajouter : « Il sera essentiellement question de business. Moscou, pour faire réussir son sommet, va écarter des discussions certaines questions politiques et sécuritaires épineuses du continent qui suscitent la controverse ». Autrement dit, la politique africaine de la Russie a une grande dimension économique, comme le souligne Nourhan Al-Cheikh. « La crise financière de 2008 et les sanctions économiques imposées par les Occidentaux depuis cinq ans, en raison de l’annexion de la Crimée, ont poussé la Russie à chercher de nouveaux marchés ».
Le grand retour ?

Plus de 3 000 représentants d'entreprises africaines assistent au forum économique.
S’agit-il donc d’un grand retour de la Russie en Afrique ? Cette question a fait couler beaucoup d’encre. Après l’éclatement de la Guerre froide en 1947, l’Union soviétique a commencé à établir des relations diplomatiques avec les pays africains pour faire face à « l’impérialisme occidental ». La présence soviétique sur le continent africain a pris plusieurs formes. L’ancien URSS a fourni aux pays africains qui aspiraient à un développement rapide après des guerres d’indépendance une assistance économique importante. Dans les années 1970, 40 000 conseillers soviétiques travaillaient dans la coopération militaire, culturelle et économique dans 40 pays africains. Le Haut-Barrage à Assouan, construit avec l’aide de 400 experts soviétiques en 1968, demeure un symbole vivant de la coopération entre la Russie et l’Egypte en Afrique. L’effondrement de l’Union soviétique en 1991, entraînant la fermeture de nombreuses ambassades et la majorité des centres culturels russes en Afrique, a considérablement réduit l’influence de la Russie en Afrique. Après l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, en 2000, Moscou a entamé une longue marche en Afrique pour se repositionner de nouveau sur le continent.
Pourtant, selon Nourhan Al-Cheikh, l’on ne peut pas vraiment parler d’un « retour », puisque la Russie a toujours été présente sur le continent, soit au niveau bilatéral, soit dans le cadre des sommets des BRICS. « La Russie ne recommence pas à zéro en Afrique, comme c’est le cas par exemple pour la Chine. La rupture était courte et remontait seulement aux années 1990. Il s’agit plutôt d’une annonce de coopération à un niveau supérieur entre la Russie et l’Afrique », dit la spécialiste. Et d’ajouter : « Moscou devrait donc dévoiler au cours du sommet sa nouvelle stratégie en Afrique et les nouvelles options offertes aux Africains ».
Une autre question s’impose : quelles sont les cartes d’influence de la Russie en Afrique pour faire concurrence aux puissances occidentales ? En d’autres termes, qu’est-ce que la Russie peut offrir en termes de coopération aux Etats africains ? Bien que les échanges commerciaux entre la Russie et l’Afrique aient augmenté de 17 % en 10 ans, pour atteindre 20 milliards de dollars (l’Egypte, à elle seule, enregistre 40 % des échanges avec la Russie). Le fossé des chiffres est large avec les autres acteurs du continent. Le montant des échanges avec l’Europe a culminé en 2018 à 275 milliards de dollars, alors que le chiffre est de 200 milliards pour la Chine, de 70 milliards pour l’Inde et de 53 milliards pour les Etats-Unis.
Cartes d’influence
Selon les observateurs, la compétition est de plus en plus rude, d’autant plus que le continent noir commence à s’organiser progressivement pour tirer profit de son potentiel, surtout après le lancement officiel de la Zone de Libre-Echange Continentale Africaine (ZLECA) en juillet dernier. La ZLECA devrait permettre de porter le commerce interafricain de 17 à 60 % d’ici 2022.
Selon Ahmad Amal, la Russie n’est pas l’Union soviétique. Elle ne possède ni les ressources financières, ni l’idéologie de l’ancien URSS. « Pourtant, elle dispose de plusieurs autres outils d’influence en Afrique qui ne manquent pas d’importance », dit-il. La coopération militaire est l’un des domaines de coopération les plus importants entre la Russie et l’Afrique, estime Samar Al-Baghoury, chercheuse au Centre des études africaines à l’Université du Caire. L’Afrique du Nord, en particulier l’Egypte et l’Algérie, est le partenaire le plus important de la Russie sur le continent africain en matière de coopération militaire.
En 2013, un accord a été signé entre Le Caire et Moscou pour moderniser le système de défense aérien égyptien et un autre en 2016 pour armer des porte-avions égyptiens. D’autres contrats ont été signés en 2013 avec l’Algérie et la Tunisie pour l’achat d’avions de combat russes Sukhoi 30. La Russie s’appuie également sur une politique d’annulation de la dette des pays les plus pauvres en Afrique. En 2017, après une longue tournée africaine, Vladimir Poutine a annoncé l’annulation de 20 milliards de dollars de dettes contractées par des pays africains envers Moscou. Auparavant, la Russie avait annulé 20 milliards de dollars en 2012 et 16 milliards de dollars en 2008 de dettes africaines.
« Le soutien politique face aux pressions exercées par les Occidentaux sur certains pays africains est une autre caractéristique de la politique africaine de la Russie », explique Amany Al-Taweel. Moscou soutient, par exemple, l’appel lancé par les pays africains qui réclament une réforme urgente du Conseil de sécurité et leur droit à un siège permanent à l’Onu.
En outre, la Russie a un avantage compétitif dans de nombreux domaines. De manière concrète, les compagnies russes sont actuellement présentes dans une dizaine de projets en Afrique. L’un des projets les plus emblématiques est celui de la zone industrielle russe en cours de construction dans la région du Canal de Suez en Egypte, dont la mise en oeuvre est étalée sur treize ans, pour un coût total de près de 7 milliards de dollars et avec la création de 35 000 emplois, dont 90 % en Egypte.
Dans le domaine énergétique, de grandes sociétés russes telles que Gazprom, Lukoil, Rostec et Rosatom sont déjà présentes en Egypte, en Algérie, en Angola, au Nigeria, au Cameroun, en Guinée équatoriale ou en Ouganda, tandis que des sociétés minières telles que Nordgold ou Rusal développent des mines en Guinée et au Zimbabwe. L’agence russe Rosatom a signé des protocoles d’accord avec l’Egypte, le Nigeria, le Soudan, le Kenya, le Ghana, la Zambie et l’Ouganda. L’Egypte s’apprête à lancer le chantier de construction de quatre réacteurs nucléaires à Al-Dabaa, sur la Méditerranée, d’ici 2028-2029.
Selon Nourhan Al-Cheikh, la réussite du sommet dépendra essentiellement du volume et de la nature des accords et protocoles de coopération qui seront signés entre les deux côtés dans la période à venir. La concurrence est importante pour développer les affaires dont l’Afrique a fortement besoin, mais le défi réside alors dans la capacité du continent à tirer parti des différents partenariats et à conclure des accords favorables à son économie et à sa population.
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