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Iran : 40 ans après, le malaise

Aliaa Al-Korachi, Mardi, 05 février 2019

C'est sur fond de crise économique aiguë et de tensions régionales que l'Iran célèbre, du 1er au 11 février, le 40e anniversaire de la Révolution islamique. Retour sur cet événement dont les répercussions, tant internes que régionales, se poursuivent encore.

Iran : 40 ans après, le malaise
(Photo : AP)

Cloches et sirènes ont retenti, à 9h33, dans tout l’Iran, samedi 2 février, lançant les célébrations de dix jours, du 40e anniversaire de la Révolution islamique. Ces sonneries, appelées « la cloche de la Révolution », résonnent chaque année à la même heure le 1er février (cette année, la célébration a été repoussée d’un jour, le vendredi étant congé) depuis 1979. Celle-ci marque l’heure de l’arrivée du vol du Boeing 707 d’Air France à l’aéroport de Téhéran-Mehrabad, qui ramenait l’ayatollah Rouhollah Khomeyni, le père fondateur de la Révolution islamique iranienne, après plus de 14 ans d’exil. Une foule de plusieurs millions d’Iraniens, scandant : « la liberté, l’indépendance et la république », attend à Téhéran le retour de leur chef spirituel. L’arrivée solennelle de Khomeyni est survenue deux semaines après le départ précipité du chah d’Iran, Mohammad Reza Pahlavi, . C’est en 1964 que Khomeyni, principal opposant au régime du chah, est expulsé lors de la « révolution blanche » lancée par le chah pour « occidentaliser l’Iran ». Il s’est d’abord réfugié en Turquie, en Iraq dans la ville de Najaf, puis en France, à Neauphle-le-Château.

Depuis Paris, Khomeyni dirige les contestations. Ses discours enregistrés sur des cassettes puis envoyées en Iran pour être diffusées à travers le pays, appelant les Iraniens à renverser le pouvoir, enflamment les esprits et posent les premières bases de la Révolution islamique. Dix jours plus tard, après son arrivée à Téhéran, le 11 février, la radio iranienne annonce la victoire de la révolution et « la fin de 2 500 ans de despotisme et la chute de la dictature des rois ». En trois mois, tout bascule. La monarchie s’effondre et est remplacée par la République islamique, à la grande surprise à la fois des alliés et des adversaires de l’Iran. Le 31 mars 1979, 98 % des Iraniens ont voté « oui », lors d’un référendum organisé par le Conseil de la Révolution islamique, pour la création d’une République islamique dont la forme et les orientations de politique étrangère étaient encore floues.

Selon la politologue Névine Mossaad, « au départ, la Révolution ne portait pas de slogans religieux. La classe religieuse qui représentait, à l’époque, le contraste littéral du modèle royal laïque pro-occidental du chah, et qui était la force la plus organisée sur la scène, prenait vite les rênes du pouvoir en Iran tout en éliminant graduellement les autres forces révolutionnaires ».

Une politique dictée par les intérêts géopolitiques

Mais comment la Révolution iranienne, qui a instauré une République portant une étiquette religieuse, la seule dans la région, avait remodelé la carte géopolitique et les alliances au Moyen-Orient ? L’idéologie de la Révolution est basée sur la politique d’exporter le modèle révolutionnaire iranien au-delà des frontières, comme le stipule même la nouvelle Constitution iranienne. Celle-ci cite que le Guide suprême est le guide de la Révolution « islamique », et non de la révolution « iranienne ». « Ce qui a suscité la méfiance du monde arabe, notamment des pays du Golfe qui renferment des minorités chiites et qui se sont mis alors sur la défensive contre ce projet iranien », explique Amal Hamada, professeure de sciences politiques à l’Université du Caire. « Le projet iranien d’exporter la Révolution est plutôt motivé par des intérêts géopolitiques et non pas religieux. Mais l’Iran a coloré sa politique étrangère d’une teinte religieuse pour influencer les chiites arabes », ajoute-t-elle.

Depuis cette date, « le taux de la violence sectaire est en perpétuelle augmentation dans la région », comme l’estime Atef Ali, spécialiste des affaires iraniennes. Pour lui, le projet iranien est passé par différentes phases pendant ces 40 ans. « Au cours des dix premières années de la nouvelle République islamique, Téhéran, pour atteindre ses objectifs expansionnistes, a adopté une politique multidimensionnelle, dont l’objectif était de soutenir idéologiquement ou financièrement les communautés chiites et tous les mouvements dits islamiques ou de libération nationale », explique Amal Hamada. A cette époque, Téhéran soutenait militairement des milices chiites dans des pays voisins, surtout en Iraq, pour renverser le régime de Saddam Hussein, et également en Arabie saoudite, au Bahreïn et au Yémen. Mais c’est au Liban, qui était en pleine guerre civile, que « l’action iranienne a été la plus visible, en soutenant le mouvements Amal et le Hezbollah », ajoute-t-elle.

Après la fin de la guerre Iran-Iraq, qui s’est achevée sans vainqueur ni vaincu, Téhéran change de stratégie. « Le régime iranien a entamé une stratégie d’ouverture en scellant des relations de coopération militaire avec certains pays ou des groupes d’idéologies différents ». A l’époque, on parle de la création d’un axe dit de « la résistance », regroupant Téhéran, la Syrie, le Hezbollah libanais et les deux factions palestiniennes, le Hamas et le Djihad.

La chute du régime de Saddam en 2003, et ensuite le passage du pouvoir aux mains des chiites en 2005, puis enfin le retrait américain de l’Iraq en 2009, tous ces faits « ont offert des moments exceptionnels à Téhéran pour accroître son influence dans la région et ont provoqué par conséquent un bouleversement géostratégique qui a ravivé davantage la carte confessionnelle dans la région », explique Hamada. En 2011, l’époque des révolutions arabes a marqué « un grand tournant pour le projet iranien », estime Ali. Téhéran a réussi à exploiter le chaos engendré par ces mouvements aussi bien que la guerre contre Daech pour s’implanter dans la région et avoir une présence militaire directe ou par procuration, et parfois légitime dans certains pays arabes, comme le Hached Shaabi en Iraq, ou les forces des Gardiens de la révolution qui combattent aux côtés des forces de Bachar en Syrie. Sans oublier son influence au Liban, via le Hezbollah, qui détient aujourd’hui entre ses mains les décisions de guerre ou de paix, et au Yémen par le biais des Houthis.

Défis externes et internes

Pourtant aujourd’hui, de nombreux défis se dressent devant ce projet d’expansion iranienne dans la région qui est « profondément fragilisée après le rétablissement des sanctions américaines en août 2018 », explique Atef. L’objectif de ces sanctions, selon Trump, est de paralyser l’économie iranienne, afin de pousser la République islamique à « faire un virage à 180 degrés » dans sa politique au Moyen-Orient. Outre les sanctions américaines, la présence iranienne sur le terrain, loin de ses frontières, affronte plusieurs autres défis. Le litige entre l’Iran et la Russie, les deux alliés du régime syrien, devient ces jours-ci de plus en plus visible, autour du partage du pouvoir de l’après-guerre, et la part de chacun d’eux dans le processus de la reconstruction de la Syrie. Depuis l’annonce du retrait des forces américaines en Syrie, Israël a multiplié les frappes aériennes sur des cibles iraniennes. En Iraq, où le président américain exerce des pressions sur le régime iraqien pour réduire sa dépendance énergétique de son voisin iranien, la base militaire américaine dans la ville de Tanef est considérée comme un point de rupture sur l’autoroute Téhéran-Beyrouth ou, en d’autres termes, le « croissant chiite ».

Mais le vrai défi provient de l’intérieur. La crise économique provoquée par les sanctions américaines frappe de plein fouet tous les secteurs du pays. « Le fossé s’élargit de plus en plus entre les nouvelles générations et le régime iranien. Ces jeunes qui sont nés après la révolution ressentent maintenant une rupture avec le régime, et posent des interrogations existentielles mettant en cause la légitimité de l’idéologie islamique », explique Amal Hamada.

Selon Névine Mossaad, 40 ans après, les règles du jeu qui régissent le système politique iranien sont toujours les mêmes. Celui-ci est caractérisé par une dualité entre idéologie et pragmatisme. « Cette continuité représente une vraie problématique plutôt qu’un état de stabilité », estime Mossaad, qui ajoute : « Il suffit de comparer entre la puissance militaire des Gardiens de la révolution et celle de l’armée régulière pour réfuter l’argument qui dit que l’Iran est passé de la révolution à l’Etat ». Et de conclure : « Le régime iranien, incapable de s’adapter aux évolutions internes et de répondre aux défis extérieurs, se trouve aujourd’hui dans l’impasse ».

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