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L’Onu prisonnière des conflits d’intérêts

Abir Taleb, Mardi, 06 mars 2018

Du conflit syrien aux crises yéménite et libyenne, en passant par l'éternelle question palestinienne, l'Onu s'embourbe dans des tentatives de règlement majoritairement infructueuses. Une défaillance qui s'explique par le système même de l'organisation et par la nature des conflits.

L’Onu prisonnière des conflits d’intérêts
Une coalition d'ONG humanitaires s'est inspirée du film Three Billboards pour lancer une campagne choc et appeler la communauté internationale à réagir. (Photo : AFP)

Face au siège de l’Organisation des Nations-Unies, à New York, trois panneaux électriques portés par trois camions attirent les regards. Sur cha­cun d’eux, un groupe de mots constituant au final une phrase choc: « 500 000 morts en Syrie », « Et toujours aucune action », « Pourquoi, Conseil de sécurité ? ». L’initiative a été lancée par une coalition d’ONG humani­taires qui s’est inspirée d’un film américain sorti en 2017, Three Billboards (Les Panneaux de la vengeance). Objectif: lancer un appel puissant pour faire enfin réagir la communauté internationale. Car depuis le début du conflit en Syrie, en 2011, cette dernière a fait preuve d’impuissance. Et d’échec. Dernière preuve à l’appui, les récents événements de la Ghouta orientale. Après deux semaines de tergiversa­tions et d’atermoiements, le Conseil de sécu­rité de l’Onu était finalement parvenu, le 24 février, à adopter une résolution réclamant un cessez-le-feu humanitaire d’un mois. Mais son application s’est heurtée à la réalité, tout comme la trêve humanitaire de quelques heures quotidienne ordonnée ensuite par Moscou.

En fait, l’impuissance de l’Onu en Syrie est apparue dès les premiers jours. En avril 2011, six semaines à peine après le début de ce qui n’était alors qu’un mouvement de contestation, la Russie et la Chine, deux membres perma­nents du Conseil de sécurité de l’Onu, blo­quent une déclaration proposée par des pays occidentaux condamnant la répression des manifestations par le régime. Le 4 octobre de la même année, les deux mêmes pays passent à la vitesse supérieure, opposant leur premier veto à un projet de résolution menaçant le régime de « mesures ciblées ». Et depuis, au total, Moscou a opposé onze veto pour proté­ger son allié syrien.

A l’origine, le fameux droit de veto

Et ce n’est pas qu’en Syrie que l’Onu n’a pas fait ses preuves, les exemples libyen et yémé­nite sont d’autres témoins de la faiblesse de l’organisation internationale. Et, bien avant ces crises relativement récentes, la question pales­tinienne, principal conflit du Moyen-Orient, n’a pu trouver de solution finale dans l’en­ceinte des Nations-Unies. Une déficience qui trouve son origine dans le fonctionnement même du Conseil de sécurité, organe central de l’Onu, et du fameux droit de veto accordé aux cinq membres permanents. Fruit des conclu­sions de la Seconde Guerre mondiale, l’Onu, créée en 1945 pour préserver la paix mondiale, a surtout été l’oeuvre des pays victorieux. Le système du Conseil de sécurité a donc été peaufiné par ces pays, tout à leur faveur, avec principalement le droit de veto. Des pays, qui, tout compte fait, font la pluie et le beau temps dans le monde entier. Avec principalement, les deux grandes puissances qui se sont souvent fait face: les Etats-Unis et la Russie.

Pour l’ambassadeur Hassan Rakha, membre du Conseil égyptien des affaires étrangères, « l’Onu a certes un rôle dans les règlements des crises, le maintien de la paix et les ques­tions liées aux conflits comme les réfugiés, etc. Mais le problème est que l’application de n’importe quelle décision, même des résolu­tions du Conseil de sécurité qui ont une valeur contraignante, est tributaire de la volonté des cinq membres permanents ». En effet, le Conseil de sécurité avait fait preuve d’unanimité et adopté en décembre 2015 une résolution comprenant une « feuille de route » pour la paix en Syrie, et jetant les bases d’une transition politique, avec un calendrier précis. « Cette résolution était complète, elle avait même préparé l’après-guerre, la reconstruction, le retour des réfu­giés, etc. Mais elle n’a pas été appliquée, et le consensus qui a permis son adoption n’a pas duré », dit Rakha. Ce dernier donne éga­lement l’exemple de la question palesti­nienne, de la panoplie de résolutions adop­tées mais jamais appliquées. Depuis la 242, adoptée suite à la défaite de 1967 et appelant Israël à se retirer des territoires occupés au cours de cette guerre, jusqu’à la 2334 (décembre 2016), qui exige de nouveau qu’Israël arrête la colonisation, en passant par les résolutions 478 (1980), portant égale­ment sur Jérusalem, 338 (1973), jetant les bases d’un règlement sur le principe d’échange de territoires contre la paix, ou encore 1 397 (2002), réaffirmant la vision des deux Etats. « Un cadre législatif complet, dit l’analyste, mais qui s’est toujours heurté à l’acharnement des Etats-Unis, première puis­sance mondiale, à protéger son allié israé­lien ». Preuve en est la poursuite de la colo­nisation, les politiques de changement démo­graphique de Jérusalem et le non-recours au chapitre VII de la Charte des Nations-Unies qui permet l’usage de la force contre tout pays ne respectant pas les décisions onu­siennes contraignantes. « Tout cela s’explique aussi par l’apathie arabe face à la question palestinienne. Cette faiblesse ne pousse pas les grandes puissances à agir », explique l’ambassadeur, tout en ajoutant que « plus généralement, c’est la volonté des grandes puissances qui détermine le sort des conflits, et cette volonté dépend de leurs propres inté­rêts ».

Une crise existentielle

Ainsi, comme l’explique Dr Ahmed Youssef, professeur de sciences politiques à l’Université du Caire, « l’Onu vit une crise qui dépasse la question des conflits de la région, c’est presque une crise existentielle. Cela est dû au fait que les grandes puissances sont rarement d’ac­cord. Ce n’est pas la guerre froide, mais presque. Moscou et Washington ont souvent des positions antagonistes, et chaque fois que c’est le cas, le règlement tarde ». C’est juste­ment le cas dans les conflits de la région.

Mission difficile donc dans l’enceinte du Conseil de sécurité mais aussi dans les média­tions qu’entreprend l’organisation. En Syrie, deux médiateurs ont jeté l’éponge. D’abord, Kofi Annan, qui démissionne en août 2012 après cinq mois d’efforts infructueux, fusti­geant le manque de soutien des grandes puis­sances à sa mission. « J’ai fait de mon mieux, mais la militarisation croissante sur le terrain et le manque évident d’unité au sein du Conseil de sécurité ont fondamentalement changé les circonstances pour l’exercice effectif de mon rôle », avait-il alors déploré. Après Annan, c’est Lakhdar Brahimi qui prend le relais. Début 2014, il lance le processus de Genève avec les premières négociations directes entre gouvernement et opposition, sous la houlette des Etats-Unis et de la Russie. Mais les pour­parlers s’achèvent sans résultat concret. Et Brahimi démissionne après moins de deux ans. Quant à l’émissaire actuel, Staffan de Mistura, il a tenté de faire aboutir le processus de Genève à quelque chose. En vain.

Complexité des conflits

Le scénario est le même au Yémen, en proie à un conflit qui oppose les rebelles houthis aux partisans du président Abd-Rabbo Mansour Hadi depuis 2015. Le pays vit aujourd’hui une véritable descente aux enfers, avec la crise humanitaire la plus grave au monde, et la guerre par procuration que se livrent les deux puissances de la région, l’Iran et l’Arabie saou­dite. C’est dans ce contexte que débute la mission du 3e envoyé spécial de l’Onu en sept ans, Martin Griffith. Son prédécesseur, Ismaïl Ould Cheikh Ahmed, qui n’a pas souhaité conserver son poste après l’expiration de son contrat à la fin de février, avait tenté plusieurs médiations entre les parties en conflit, sans résultat. « Je doute de la réelle volonté des décideurs yéménites de faire la paix », a décla­ré Ould Cheikh, s’exprimant pour la dernière fois en tant que médiateur au Conseil de sécu­rité. « L’Onu ne néglige pas le Yémen, elle ne cesse de tirer la sonnette d’alarme, mais tout ça n’a aucune valeur concrète. L’Onu est devenue la conscience de la communauté internationale, sans plus », estime Ahmed Youssef, qui explique que dans la région, on a affaire à « des conflits enchevêtrés, avec des aspects religieux, ethniques, politiques, et des interventions étrangères ».

Idem pour la Libye. L’Onu a beau réaffirmer sans cesse son engagement à soutenir la mise en oeuvre intégrale de l’accord politique libyen de 2015 ainsi que le plan d’action annoncé en septembre 2017 par son envoyé spécial, Ghassan Salamé, l’organisation demeure inca­pable de mettre fin au chaos ou de trouver un consensus entre les parties en conflit. Elle semble même vouloir se décharger de la res­ponsabilité de cette défaillance. « La dyna­mique militaire en Libye et les agendas régio­naux conflictuels montrent un manque d’enga­gement pour une solution pacifique », souligne un rapport d’experts onusiens, dont des extraits ont été publiés mi-février par l’agence Associated Press. Le rapport estime que la stabilité de la Libye « est de plus en plus liée à celle de la région, aggravée par l’intensifica­tion des activités des groupes armés tout le long de la frontière ».

Voilà donc une longue série de déboires. Mais si l’Onu est pointée du doigt, il faut reconnaître que ces conflits sont complexes et multidimensionnels. Il s’agit d’intérêts antino­miques, mais aussi d’équilibre des forces. C’est pour cela que le règlement des conflits moyen-orientaux dépasse les donnes des conflits eux-mêmes. L’équation est tout autre. On est face à des crises (syrienne ou autre) qui incluent des parties internes, régionales et internationales. « Des crises si compliquées que même les questions humanitaires devien­nent, pour l’Onu, une tâche insurmontable, comme ce qui se passe actuellement dans la Ghouta orientale. L’humanitaire comme le politique passent par un consensus entre les grandes puissances », déplore Ahmed Youssef.

De quoi rappeler les paroles de l’ancien secrétaire général de l’Onu, Ban Ki-moon, auquel a succédé en janvier 2017 Antonio Guterres : « Mon plus grand regret en quittant mes fonctions est la poursuite du cauchemar en Syrie ».

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